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Susannah prit la parole, adoptant les accents posés et mélodieux d’Odetta Holmes :

— D’accord, c’est ce qui s’est vraiment passé. Tu as rempli tes outres et tu es reparti. Maintenant, raconte-nous le reste de ce qui ne s’est pas passé, Roland.

Le Pistolero posa la mâchoire sur ses genoux, serra les poings et se frotta les yeux — un geste curieusement enfantin. Puis il s’empara de nouveau de la mâchoire, comme pour reprendre courage, et poursuivit :

— J’ai hypnotisé le garçon qui n’était pas là, dit-il. Je l’ai fait à l’aide d’une de mes cartouches. Ça fait des années que je connais ce tour-là, depuis que Marten, le magicien de la cour de mon père, me l’a enseigné. Le garçon était un très bon sujet. Pendant qu’il était en état de transe, il m’a narré les circonstances de sa mort, telles que je viens de vous les exposer. Lorsque j’ai estimé que je n’en apprendrais pas davantage sans le troubler ou lui faire du mal, je lui ai ordonné d’oublier tous les détails de sa mort une fois qu’il se réveillerait.

— C’est pas le genre de souvenir qu’on souhaite chérir, marmonna Eddie.

— En effet, acquiesça Roland. Le garçon est passé directement de sa transe à un sommeil profond. Je me suis endormi à mon tour. Quand nous nous sommes réveillés, je lui ai dit que j’avais l’intention de rattraper l’homme en noir. Il savait de qui je parlais ; Walter avait également fait étape au relais. Jake avait pris peur et était resté caché. Je suis sûr que Walter savait qu’il était là, mais cela l’arrangeait de prétendre le contraire. Il a laissé le garçon sur ma route en guise de piège.

« Je lui ai demandé s’il y avait quelque chose à manger dans les parages. Cela me semblait plus que probable. Le garçon avait l’air en bonne santé et les choses se conservent merveilleusement bien dans le désert. Il avait sur lui un peu de viande séchée et il m’a dit que le relais était pourvu d’une cave. Il ne l’avait pas explorée parce qu’elle lui faisait peur. (Le Pistolero les regarda d’un air sombre.) Il ne se trompait pas. Dans la cave, j’ai trouvé de la nourriture… et j’ai aussi trouvé un Démon qui Parle.

Eddie regarda la mâchoire en écarquillant les yeux. La lueur orange des flammes dansait sur ses anciennes courbes et sur ses dents pointues.

— Un Démon qui Parle ? Tu veux dire ce truc ?

— Non. Oui. Les deux. Écoute et tu comprendras.

Il leur parla des gémissements inhumains qu’il avait entendus monter de la terre dans la cave ; du sable qu’il avait vu couler entre deux des vieux moellons du mur. Il leur dit comment il s’était approché du trou en formation pendant que Jake lui hurlait de remonter.

Il avait ordonné au démon de parler… et le démon s’était exécuté, prenant pour cela la voix d’Allie, la femme au front orné d’une cicatrice, la femme qui tenait le bastringue de Tull. Va lentement, pistolero, passés les monts des Drawers. Prends garde au tahine. Aussi longtemps que tu voyageras avec ce garçon, l’homme en noir voyagera avec ton âme dans sa poche.

— Les monts des Drawers ? demanda Susannah, surprise.

— Oui. (Roland la dévisagea.) Ça veut dire quelque chose pour toi, n’est-ce pas ?

— Oui… et non.

Elle parlait avec une hésitation sensible. Cela venait sûrement de sa répugnance à évoquer des choses qui lui étaient douloureuses, estima Roland. Mais elle souhaitait aussi sans doute ne pas brouiller des cartes qui l’étaient déjà suffisamment. Il admirait son attitude. Il l’admirait, elle.

— Ne parle que de ce dont tu es sûre, dit-il. Ne dis rien de plus.

— D’accord. Les Drawers étaient un endroit que Detta Walker connaissait bien. Un endroit auquel elle pensait. C’est un terme d’argot, un terme qu’elle a appris en écoutant les grands quand ils s’asseyaient sur le perron pour parler du bon vieux temps. Dans leur bouche, les Drawers étaient un endroit pourri ou inutile, ou les deux. Il y avait dans les Drawers — dans l’idée des Drawers — quelque chose qui attirait Detta. Ne me demande pas ce que c’était ; peut-être l’ai-je su, mais je ne le sais plus. Et je ne veux pas le savoir.

« Detta a volé le plat en porcelaine de Tante Bleue — celui que mes parents lui avaient offert pour son mariage — et l’a emporté aux Drawers — ses Drawers — pour le casser. C’était une fosse emplie d’ordures. Un dépotoir. Plus tard, elle allait parfois lever des garçons dans les bars.

Susannah baissa la tête quelques instants, les lèvres serrées à se les mordre. Puis elle leva les yeux et poursuivit :

— Des garçons blancs. Et quand ils l’avaient fait monter dans leur voiture garée sur le parking, elle les aguichait puis prenait la fuite… c’étaient aussi les Drawers. Ce petit jeu était dangereux, mais elle était assez jeune, assez vive et assez méchante pour y jouer jusqu’au bout et pour en jouir. Plus tard, à New York, elle partait pour des expéditions de vol à l’étalage… mais vous le savez déjà, tous les deux. Et toujours dans les grands magasins les plus huppés — Macy’s, Gimbel’s, Bloomingdale’s —, et toujours pour y voler de la camelote. Chaque fois qu’elle était d’humeur à partir pour une telle expédition, elle se disait : J’vais aller aux D’awe’s aujou’d’hui. J’vais aller voler de la me’de aux f’omages blancs. J’vais aller voler quèqu’ chose pou’ les g’andes occasions et ensuite je le casse ai en mille mo’ceaux.

Elle marqua une pause, les lèvres tremblantes, les yeux fixés sur le feu. Lorsqu’elle redressa la tête, Roland et Eddie virent des larmes perler à ses paupières.

— Ne vous laissez pas abuser par mes larmes. Je me rappelle avoir fait ces choses et je me rappelle en avoir joui. Si je pleure, c’est sans doute parce que je sais que je m’empresserais de recommencer si les circonstances me le permettaient.

Roland semblait avoir en partie recouvré sa vieille sérénité, son étrange équilibre.

— Il existe un proverbe dans mon pays, Susannah : « Le voleur avisé ne manque jamais de prospérer. »

— Je ne vois pas ce qu’il y a d’avisé à voler de la camelote, répliqua-t-elle sèchement.

— Est-ce que tu t’es jamais fait prendre ?

— Non…

Il écarta les mains comme pour dire : Et voilà.

— Donc, pour Detta Walker, les Drawers étaient un lieu maléfique ? demanda Eddie. C’est bien ça ? Parce que ça ne me paraît pas exactement coller.

— À la fois maléfique et bénéfique. C’était un lieu puissant, un lieu où elle se… réinventait, je suppose qu’on pourrait le formuler ainsi… mais c’était aussi un lieu désolé. Et tout cela n’a rien à voir avec le garçon fantôme de Roland, n’est-ce pas ?

— Peut-être pas, dit Roland. Les Drawers existent aussi dans mon monde, vois-tu. C’est aussi un terme d’argot, et le sens en est très semblable.

— Qu’est-ce que ça voulait dire pour toi et tes amis ? demanda Eddie.

— Le sens variait légèrement en fonction de l’endroit et de la situation. Un dépôt d’ordures. Un bordel ou un boui-boui où l’on joue aux cartes en fumant de l’herbe du diable. Mais le sens le plus communément répandu que je connaisse est aussi le plus simple.

Il les regarda tous les deux.

— Les Drawers sont un lieu de désolation, dit-il. Les Drawers… ce sont les Terres Perdues.