La rose ! pensa Eddie. D’abord la clé, ensuite la rose ! Voyez ! Voyez s’ouvrir le chemin de la Tour !
Une toux épaisse monta du feu. Un essaim d’étincelles s’envola vers le ciel. Susannah poussa un cri et roula sur elle-même, étouffant du poing les braises orange qui constellaient sa robe alors que les flammes jaillissaient vers le ciel étoilé. Eddie ne bougea pas d’un pouce. Il était figé par sa vision, reposait au creux d’un berceau de merveilles à la fois terrible et fabuleux, inconscient des étincelles qui dansaient sur sa peau. Puis les flammes s’apaisèrent.
L’os avait disparu.
La clé avait disparu.
La rose avait disparu.
Souviens-toi, pensa-t-il. Souviens-toi de la rose… et souviens-toi de la forme de la clé.
Susannah sanglotait sous l’effet du choc et de la terreur, mais il ne lui prêta aucune attention et retrouva le bâton que Roland et lui avaient utilisé pour dessiner. Et, d’une main tremblante, il traça cette forme dans la terre :
— Pourquoi as-tu fait ça ? demanda finalement Susannah. Pourquoi, bon Dieu… et qu’est-ce que c’était ?
Un quart d’heure s’était écoulé. Le feu avait perdu de son intensité ; les braises dispersées avaient été écrasées à coups de pied ou bien s’étaient éteintes toutes seules. Eddie était assis, les bras passés autour de sa femme : Susannah s’était adossée à son torse. Roland s’était écarté d’eux, pelotonné dans un coin, contemplant le foyer rougeoyant d’un air songeur. Pour autant qu’Eddie put en juger, aucun d’eux n’avait vu l’os se métamorphoser. Ils l’avaient tous deux vu se mettre à luire, et Roland l’avait vu exploser (ou imploser ? Eddie penchait pour cette seconde hypothèse), mais c’était tout. Du moins le pensait-il ; Roland, quant à lui, gardait souvent son opinion pour lui-même, et quand il décidait de jouer serré, il pouvait jouer très serré. Eddie le savait d’expérience, hélas ! Il envisagea de leur dire ce qu’il avait vu — ou pensait avoir vu — et décida de jouer serré lui aussi, du moins pour le moment.
De la mâchoire elle-même, il n’y avait aucun signe — même pas une esquille.
— J’ai fait ça parce qu’une voix m’a parlé en esprit et m’a dit que je devais le faire, dit Roland. C’était la voix de mon père ; de tous mes pères. Quand on entend une telle voix, il est impensable de ne pas lui obéir — de ne pas lui obéir sur-le-champ. C’est ce qu’on m’a enseigné. Quant à ce que c’était, je ne peux pas le dire… du moins pour le moment. Je sais seulement que l’os a prononcé son dernier mot. Je l’ai porté jusqu’ici pour l’entendre.
Ou pour le voir, pensa Eddie, et il se répéta : Souviens-toi. Souviens-toi de la rose. Et souviens-toi de la forme de la clé.
— On a failli se faire rôtir ! protesta Susannah.
Elle semblait à la fois épuisée et exaspérée.
Roland secoua la tête.
— Je pense que ce que nous avons vu ressemblait davantage aux feux d’artifice que les barons lançaient parfois dans le ciel lors de leurs fêtes de fin d’année. C’était brillant, c’était saisissant, mais ce n’était pas dangereux.
Eddie eut une idée.
— Le dédoublement de ta mémoire, Roland — est-ce qu’il a disparu ? Est-ce qu’il a été levé de ton esprit quand l’os a explosé — s’il a vraiment explosé ?
Il était presque convaincu qu’une telle chose s’était produite ; au cinéma, ce genre de thérapie de choc fonctionnait tout le temps. Mais Roland secoua la tête.
Susannah s’agita entre les bras d’Eddie.
— Tu disais tout à l’heure que tu commençais à comprendre.
Roland acquiesça.
— Je le pense, en effet. Si j’ai raison, j’ai peur pour Jake. Où qu’il se trouve, quand qu’il se trouve, j’ai peur pour lui.
— Que veux-tu dire ? demanda Eddie.
Roland se leva, se dirigea vers son ballot de peaux enroulées et se mit à les étendre sur le sol.
— Assez d’histoires et assez d’excitation pour ce soir. Il est temps de dormir. Demain matin, nous remonterons la piste de l’ours et nous essaierons de retrouver le portail qu’il avait pour mission de garder. Je vous dirai en chemin ce que je sais et ce qui s’est passé — ce qui se passe encore — à mon avis.
Cela dit, il s’enroula dans une vieille couverture et dans une peau de daim fraîchement tannée, s’écarta du feu et se tut pour la nuit.
Eddie et Susannah s’étendirent côte à côte. Une fois sûrs que le Pistolero s’était endormi, ils firent l’amour. Roland, toujours éveillé, entendit leurs caresses et leur conversation d’après l’amour. Ils parlaient surtout de lui. Il resta immobile, les yeux fixés sur les ténèbres, durant un long moment après que leurs murmures se furent tus et que leur souffle fut devenu régulier.
Comme il est agréable d’être jeune et amoureux ! pensa-t-il. Même dans le cimetière qu’est devenu ce monde, comme c’est agréable !
Profitez-en tant que c’est possible, car la mort nous attend encore sur la route. Nous sommes arrivés sur les berges d’un ruisseau de sang. Et ce ruisseau nous conduira à un fleuve de sang, cela ne fait aucun doute. Et ce fleuve à un océan de sang. Les tombeaux de ce monde s’entrouvrent et le repos de ses morts est troublé.
Lorsque le soleil pointa à l’est, il ferma enfin les yeux. Dormit un peu. Et rêva de Jake.
Eddie rêva lui aussi — il rêva qu’il était de retour à New York, qu’il marchait le long de la 2e Avenue, un livre à la main.
C’était le printemps dans son rêve. L’air était chaud, la ville était en éclosion, et le mal du pays lui faisait l’effet d’un hameçon planté dans son cœur. Profite de ce rêve et fais-le durer aussi longtemps que tu le pourras, pensa-t-il. Savoure-le… parce que tu ne verras plus jamais New York d’aussi près. Tu ne peux plus retourner chez toi, Eddie. Cette partie de ta vie appartient désormais au passé.
Il regarda le livre qu’il tenait à la main et ne fut nullement surpris de constater qu’il s’agissait du roman de Thomas Wolfe intitulé Vous ne pouvez pas revenir. Trois formes étaient embossées sur sa couverture rouge sombre : une clé, une rose et une porte. Il fit halte quelques instants, ouvrit le livre et en lut la première ligne. L’homme en noir fuyait à travers le désert, avait écrit Wolfe, et le Pistolero le suivait.
Eddie referma le livre et reprit sa route. Il devait être neuf heures du matin, peut-être neuf heures trente, et la circulation était fluide dans la 2e Avenue. Les taxis klaxonnaient et passaient vivement d’une file à l’autre, renvoyant les rayons du soleil qui se plantaient dans leur pare-brise ou sur leur carrosserie jaune vif. Au coin de la 2e Avenue et de la 52e Rue, un clochard lui quémanda une pièce et Eddie lui jeta le livre sur les genoux. Il remarqua (toujours sans la moindre surprise) que ce clodo n’était autre qu’Enrico Balazar. Il était assis en tailleur devant une boutique de magie. Les mots CHÂTEAU DE CARTES étaient peints sur sa vitrine, où était exposée une tour bâtie avec un jeu de tarots. Au sommet de la tour se trouvait un petit King Kong. Une minuscule antenne radar était plantée sur la tête du grand singe.