Eddie poursuivit sa route d’un pas nonchalant en direction du centre-ville, laissant défiler les panneaux indiquant les noms des rues. Il reconnut sa destination dès qu’il l’aperçut : une petite boutique au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue.
Ouais, pensa-t-il. Une profonde sensation de soulagement l’envahit. C’est ici. Ici même. La vitrine regorgeait de viandes et de fromages : TOM ET GERRY — CHARCUTERIE FINE ET ARTISTIQUE, disait l’enseigne. SPÉCIALISTE EN RÉCEPTIONS.
Alors qu’il examinait la vitrine, une personne qui lui était familière apparut au coin de la rue. C’était Jack Andolini, vêtu d’un costume trois pièces couleur crème à la vanille et tenant une canne noire de la main gauche. La moitié de son visage avait disparu, arrachée par les pinces des homarstruosités.
Vas-y, Eddie, dit Jack en passant près de lui. Après tout, il existe d’autres mondes que ceux-ci et ce foutu train les traverse tous.
Je ne peux pas, répondit Eddie. La porte est fermée. Il ne savait pas comment il le savait, mais il le savait ; le savait sans l’ombre d’un doute.
A-ce que châle, est-ce que chèque, t’inquiète pas, t’as la clé, dit Jack sans se retourner. Eddie baissa les yeux et vit qu’il avait effectivement une clé ; un truc à l’air primitif avec trois encoches en forme de V.
Le secret, c’est ce petit machin en forme de s au bout, pensa-t-il. Il s’avança sous la banne de Tom et Gerry — Charcuterie fine et artistique — et inséra la clé dans la serrure. Elle tourna sans peine. Il ouvrit la porte, entra, et se retrouva dans une immense prairie. Il jeta un regard par-dessus son épaule, vit les voitures qui roulaient à vive allure dans la 2e Avenue, puis la porte se referma violemment et tomba par terre. Il n’y avait rien derrière. Absolument rien. Il se retourna pour examiner son nouvel environnement, et ce qu’il y vit l’emplit aussitôt de terreur. La prairie était bariolée d’écarlate, comme s’il venait de s’y dérouler une bataille titanesque, comme s’il avait coulé tant de sang que la terre n’avait pas pu l’absorber en totalité.
Puis il se rendit compte que ce qu’il voyait n’était pas du sang mais des roses.
Une sensation de joie et de triomphe mêlés déferla de nouveau en lui, lui gonflant le cœur presque jusqu’à le faire exploser. Il leva les poings pour esquisser un geste de victoire… et resta figé dans cette position.
La prairie s’étendait sur plusieurs lieues en pente douce et la Tour Sombre se dressait à l’horizon. C’était un pilier de pierre terne qui montait si haut dans le ciel qu’il pouvait à peine distinguer son sommet. Sa base, entourée de roses d’un rouge criard, était d’une masse et d’une taille formidables, titanesques, mais la silhouette de la Tour n’en était pas moins gracieuse. La pierre dont elle avait été bâtie n’était pas noire, contrairement à ce qu’il s’était imaginé, mais couleur de suie. D’étroites fenêtres se découpaient sur le mur, le gravissant en spirale ; sous les fenêtres grimpait un escalier de pierre apparemment infini. La Tour était un point d’exclamation sombre planté dans la terre et dominant le champ de roses rouge sang. Au-dessus d’elle, la voûte du ciel était bleue mais emplie de nuages blancs cotonneux qui ressemblaient à des trois-mâts. Leur escadre infinie voguait autour du sommet de la Tour et au-dessus de lui.
Comme c’est merveilleux ! se dit Eddie. Comme c’est étrange ! Mais sa joie triomphante l’avait déserté ; il ressentait une profonde impression de malaise et d’angoisse. Il regarda autour de lui et se rendit compte, horrifié, qu’il se tenait dans l’ombre de la Tour. Non, il ne s’y tenait pas ; il y était enterré vivant.
Il poussa un cri qui fut aussitôt étouffé par la sonnerie dorée d’une trompe prodigieuse. Elle descendait du sommet de la Tour et semblait emplir le monde. Alors que cette note menaçante résonnait au-dessus de la prairie, les ténèbres suintèrent des fenêtres qui ceignaient la Tour. Elles en débordèrent et se répandirent dans le ciel en lambeaux effilochés avant de s’amasser pour former une tache sans cesse croissante. Cela ne ressemblait pas à un nuage ; cela ressemblait à une tumeur flottant au-dessus de la terre. Le ciel fut occulté. Et il vit que ce n’était ni un nuage ni une tumeur mais une forme, une forme ténébreuse et cyclopéenne qui fondait sur lui. Il était inutile de fuir cette bête qui se coagulait dans le ciel au-dessus du champ de roses ; elle allait le rejoindre, l’attraper et l’emporter. Elle l’emporterait dans la Tour Sombre, et il serait ravi aux yeux du monde de lumière.
Les ténèbres se déchirèrent, laissant apparaître des yeux terribles et inhumains, aussi gigantesques que l’ours Shardik dont le cadavre gisait dans la forêt, et ces yeux le scrutèrent. Ils étaient rouges — rouges comme les roses, rouges comme le sang.
La voix morte de Jack Andolini résonna à ses oreilles : Un millier de mondes, Eddie — dix milliers ! — , et ce train les traverse tous. Si tu réussis à le faire démarrer. Et si tu y réussis, tes ennuis ne font que commencer, car il est foutrement difficile d’arrêter cette machine.
La voix de Jack récitait son message sur un ton mécanique. Il est foutrement difficile d’arrêter cette machine, Eddie, mon pote, t’as intérêt à le croire, cette machine est…
— … EN PHASE D’INTERRUPTION ! L’INTERRUPTION SERA EFFECTIVE DANS UNE HEURE ET SIX MINUTES !
Dans son rêve, Eddie leva les mains pour se protéger les yeux…
… et se réveilla, assis raide comme un piquet près du feu mourant. Il contemplait le monde à travers les interstices de ses doigts entrecroisés. Et la voix roulait encore et encore, la voix du chef d’un commando antiterroriste beuglant comme un damné dans son mégaphone.
— IL N’Y A AUCUN DANGER ! JE RÉPÈTE : AUCUN DANGER ! CINQ CELLULES SUBATOMIQUES SONT INACTIVES, DEUX CELLULES SONT À PRÉSENT EN PHASE D’INTERRUPTION, UNE CELLULE OPÈRE À DEUX POUR CENT DE SA CAPACITÉ. CES CELLULES N’ONT AUCUNE VALEUR ! JE RÉPÈTE : CES CELLULES N’ONT AUCUNE VALEUR ! INDIQUEZ LE LIEU OÙ SE TROUVE CET APPAREIL À NORTH CENTRAL POSITRONICS, LIMITED ! APPELEZ LE 1-900-44 ! LE NOM DE CODE DE CET APPAREIL EST « SHARDIK ». UNE RÉCOMPENSE VOUS SERA OFFERTE. JE RÉPÈTE : UNE RÉCOMPENSE VOUS SERA OFFERTE !
La voix se tut. Eddie vit Roland debout à la lisière de la clairière, tenant Susannah au creux de son bras. Ils regardaient dans la direction d’où provenait le bruit, et lorsque le message enregistré se fit de nouveau entendre, Eddie réussit enfin à maîtriser le frisson qu’avait fait naître en lui son cauchemar. Il se leva et rejoignit Roland et Susannah, se demandant combien de siècles s’étaient écoulés depuis qu’on avait enregistré ce message programmé pour être diffusé dans le cas d’une panne totale du système.
— CETTE MACHINE EST EN PHASE D’INTERRUPTION ! L’INTERRUPTION SERA EFFECTIVE DANS UNE HEURE ET CINQ MINUTES ! IL N’Y A AUCUN DANGER ! JE RÉPÈTE…
Eddie posa une main sur le bras de Susannah et elle se tourna vers lui.
— Ça fait combien de temps que ça dure ?
— Environ un quart d’heure. Tu dormais comme un 1… (Elle s’interrompit.) Eddie, tu as un air lamentable ! Tu es malade ?