— Non. J’ai fait un mauvais rêve, c’est tout.
Roland l’étudiait d’une façon qui le mit mal à l’aise.
— On trouve parfois la vérité dans les rêves, Eddie. À quoi ressemblait le tien ?
Il réfléchit quelques instants, puis secoua la tête.
— Je ne m’en souviens pas.
— J’en doute fort, tu sais.
Eddie haussa les épaules et gratifia Roland d’un pauvre sourire.
— Eh bien, doute si ça te chante — je t’en prie. Et comment te sens-tu ce matin, Roland ?
— Comme hier, dit Roland.
Ses yeux d’un bleu délavé scrutaient toujours le visage d’Eddie.
— Arrêtez, tous les deux, dit Susannah. (Sa voix était sèche, mais Eddie y perçut une nuance de nervosité.) J’ai autre chose à faire que de vous regarder tourner l’un autour de l’autre comme des gosses jouant à chat perché. Surtout ce matin avec cet ours crevé qui essaie de gueuler plus fort que tout le monde.
Le Pistolero hocha la tête sans quitter Eddie des yeux.
— D’accord… mais es-tu sûr de n’avoir rien à me dire, Eddie ?
Il réfléchit et envisagea sérieusement de tout lui dire. Ce qu’il avait vu dans le feu, ce qu’il avait vu dans son rêve. Il décida de n’en rien faire. Peut-être était-ce à cause de la rose dans le feu, et des roses qui avaient recouvert à profusion cette prairie onirique. Il savait qu’il ne pouvait pas décrire ces choses telles que ses yeux les avaient vues et telles que son cœur les avait ressenties ; il ne ferait que les flétrir. Et il voulait y réfléchir tout seul, du moins quelque temps.
Souviens-toi, se répéta-t-il… mais la voix qu’il entendait ne ressemblait guère à la sienne. Elle paraissait plus grave, plus ancienne — la voix d’un inconnu. Souviens-toi de la rose… et de la forme de la clé.
— Entendu, murmura-t-il.
— Entendu quoi ? demanda Roland.
— Je te le dirai, répondit Eddie. Si jamais il arrive quelque chose qui semble… vraiment important, je te le dirai. Je vous le dirai à tous les deux. Pour l’instant, rien ne presse. Alors, si on doit aller quelque part, Shane, mon pote, en selle !
— Shane ? Qui est ce Shane ?
— Ça aussi, je te le dirai une autre fois. En attendant, allons-y.
Ils rassemblèrent le paquetage qu’ils avaient emporté et se dirigèrent vers leur précédent campement une fois que Susannah se fut installée dans son fauteuil roulant. Eddie était d’avis qu’elle cesserait de l’utiliser avant longtemps.
Jadis, avant que l’intérêt qu’il portait à l’héroïne n’ait étouffé en lui toute autre préoccupation, Eddie était allé avec deux amis à Meadowlands, dans le New Jersey, pour assister à un concert donné par deux groupes de hard rock, Anthrax et Megadeth. Le volume sonore des chansons d’Anthrax était peut-être légèrement plus élevé que celui du message diffusé par le cadavre de l’ours, mais il n’en était pas sûr à cent pour cent. Roland leur fit signe de stopper alors que six cents mètres les séparaient encore de la clairière et déchira sa vieille chemise pour y prélever six morceaux de tissu. Ils les fourrèrent dans leurs oreilles et reprirent leur route. Ces tampons de fortune n’étouffaient que partiellement le vacarme préenregistré.
— CETTE MACHINE EST EN PHASE D’INTERRUPTION ! rugit l’ours lorsqu’ils pénétrèrent dans la clairière.
Il gisait toujours dans la même position, au pied de l’arbre où Eddie s’était réfugié, colosse terrassé aux jambes écartées et aux genoux dressés, telle une gigantesque femelle velue, morte en essayant d’accoucher.
— L’INTERRUPTION SERA EFFECTIVE DANS QUARANTE-SEPT MINUTES ! IL N’Y A AUCUN DANGER…
Oh que si, pensa Eddie tout en ramassant les peaux éparpillées que l’attaque et les convulsions de l’ours avaient épargnées. Il y a plein de danger. Du danger pour mes putains d’oreilles. Il ramassa le ceinturon de Roland et le lui tendit sans un mot. Le bout de bois qu’il avait été en train de tailler gisait non loin de là ; il l’attrapa et le glissa dans la poche installée derrière le dossier du fauteuil roulant pendant que le Pistolero bouclait lentement la ceinture de cuir autour de sa taille et nouait la lanière de cuir qui maintenait l’étui plaqué contre sa cuisse.
— … EN PHASE D’INTERRUPTION. UNE CELLULE SUBATOMIQUE OPÈRE À UN POUR CENT DE SA CAPACITÉ. CES CELLULES…
Susannah suivait Eddie, tenant sur ses cuisses un fourre-tout qu’elle avait confectionné elle-même. Elle y entassait les peaux à mesure qu’Eddie les lui passait. Lorsqu’ils les eurent toutes récupérées, Roland tapa Eddie sur le bras et lui tendit un sac. Il contenait en majorité de la viande de cerf, salée grâce à un salègre que Roland avait trouvé cinq kilomètres plus haut en remontant le ruisseau. Le Pistolero avait déjà passé un sac identique à son épaule. Sa bourse — réapprovisionnée et de nouveau bourrée de tout un bric-à-brac — était passée à l’autre.
Un étrange harnais de fortune pourvu d’un siège en peau de cerf était suspendu à une branche. Roland le cueillit, l’étudia quelques instants, puis l’endossa et noua ses lanières en dessous de sa poitrine. Susannah fit la grimace en le voyant et Roland s’en aperçut. Il n’essaya pas de prendre la parole — même s’il avait hurlé à pleins poumons, le vacarme produit par l’ours aurait rendu ses cris inaudibles — mais haussa les épaules en signe de sympathie et écarta les bras : Tu sais bien qu’on en aura besoin.
Susannah lui rendit son haussement d’épaules. Je le sais… mais ça ne veut pas dire que ça m’enchante.
Le Pistolero désigna l’autre côté de la clairière. Une paire d’épicéas tordus et lacérés matérialisait l’endroit où Shardik, jadis connu dans les parages sous le nom de Mir, avait fait irruption sur les lieux.
Eddie se pencha vers Susannah, forma un cercle avec le pouce et l’index, puis haussa les sourcils d’un air interrogateur. OK ?
Elle hocha la tête, puis se plaqua les mains sur les oreilles. OK — mais fichons le camp avant que je devienne sourde.
Les trois compagnons traversèrent la clairière, Eddie poussant Susannah qui tenait sur son giron le sac plein de peaux. La poche installée derrière le dossier du fauteuil roulant était bourrée à craquer ; le bout de bois où se cachait la fronde n’était qu’un des nombreux objets qu’elle contenait.
Derrière eux, l’ours continuait à émettre son dernier message lancé à la face du monde, rugissant que l’interruption serait effective dans quarante minutes. Eddie était impatient de parvenir à ce moment. Les épicéas étaient penchés l’un vers l’autre, formant un grossier portail, et il se dit : C’est ici que commence la quête de la Tour Sombre de Roland, du moins pour nous.
Il repensa à son rêve — les fenêtres en spirale d’où suintaient des oriflammes de ténèbres, des oriflammes qui se répandaient comme une tache sur le champ de roses — et un frisson lui parcourut l’échine lorsqu’ils passèrent entre les deux arbres.
Le fauteuil leur fit de l’usage plus longtemps que Roland l’aurait cru. Les sapins qui peuplaient cette forêt étaient très anciens et de leurs immenses branches était tombé un profond tapis d’aiguilles qui décourageait herbes et arbustes. Les bras de Susannah étaient robustes — plus robustes que ceux d’Eddie, mais Roland ne pensait pas que cela durerait très longtemps — et elle se propulsait sans peine sur le sol plat et ombragé. Lorsqu’ils arrivèrent devant l’un des arbres que l’ours avait abattus, Roland la prit dans ses bras et Eddie s’occupa de faire franchir l’obstacle au fauteuil.