Derrière eux, à peine étouffée par la distance, la puissante voix mécanique de l’ours leur apprit que la capacité de sa dernière cellule subatomique encore en opération était à présent négligeable.
— J’espère que ce foutu harnais restera inoccupé durant toute la journée ! cria Susannah en direction du Pistolero.
Roland acquiesça mais, moins d’un quart d’heure plus tard, le terrain se mit à descendre en pente douce et des arbres plus petits et plus jeunes commencèrent à envahir cette partie de la forêt : des bouleaux, des aulnes et quelques érables rabougris qui s’accrochaient désespérément à l’humus. Le tapis d’aiguilles se fit plus élimé et les roues du fauteuil se mirent à buter sur les petits buissons résistants qui poussaient dans le sentier. Leurs branches minces s’insinuaient en grinçant entre les rayons en acier inoxydable. Eddie jeta tout son poids sur les poignées et ils réussirent à parcourir tant bien que mal quatre ou cinq cents mètres. Puis la pente devint plus raide et le sol plus spongieux.
— Il est temps de faire un tour à dada, madame, dit Roland.
— Essayons de faire encore un bout de chemin avec le fauteuil, hein ? Ça va peut-être s’améliorer…
Roland secoua la tête.
— Si tu essaies de gravir cette colline, tu vas… comment dis-tu, Eddie ?… te prendre une casserole ?
Eddie secoua la tête en souriant.
— On appelle ça se prendre une gamelle, Roland. Souvenir du bon vieux temps où je faisais du skateboard sur les trottoirs.
— Quoi qu’il en soit, ça revient quand même à tomber sur la tête. Allez, Susannah. À cheval.
— Ce handicap me rend folle, gronda Susannah.
Elle laissa néanmoins Eddie l’extraire de son fauteuil et aida le jeune homme à l’installer fermement dans le harnais que portait Roland. Une fois en place, elle caressa la crosse du revolver du Pistolero.
— Tu veux le flingue ? demanda-t-elle à Eddie.
Il secoua la tête.
— Tu es plus rapide que moi. Et tu le sais.
Elle grogna et ajusta le ceinturon de façon à pouvoir dégainer le plus rapidement possible.
— Je vous ralentis, les amis, et je le sais… mais si jamais on arrive sur une bonne vieille route goudronnée, je vous jure que je vous laisserai sur place.
— Je n’en doute pas, dit Roland.
Puis il tendit l’oreille. Le silence régnait dans la forêt.
— Frère l’Ours s’est enfin éteint, dit Susannah. Dieu soit loué !
— Je croyais qu’il lui restait encore sept minutes, dit Eddie.
Roland ajusta les lanières du harnais.
— Sa pendule a dû se mettre à retarder un peu durant les cinq ou six derniers siècles.
— Tu crois vraiment qu’il était si vieux, Roland ?
Le Pistolero hocha la tête.
— Largement. Et maintenant, il n’est plus… le dernier des Douze Gardiens, pour autant qu’on le sache.
— Ouais, et personnellement, je n’en ai rien à foutre, répliqua Eddie, et Susannah éclata de rire.
— Est-ce que tu es à l’aise ? lui demanda Roland.
— Non. J’ai déjà mal au cul, mais continuez. Tâche simplement de ne pas me faire tomber.
Roland acquiesça et se mit à descendre la pente. Eddie le suivit, poussant le fauteuil inoccupé en essayant de ne pas le cogner trop fort aux rochers qui commençaient à apparaître, tels de gros doigts blancs sortant du sol. À présent que l’ours s’était enfin tu, il trouvait la forêt beaucoup trop calme — il avait presque l’impression d’être un personnage d’un de ces vieux navets se déroulant dans une jungle peuplée de cannibales et de singes gigantesques.
La piste laissée par l’ours était facile à repérer mais difficile à remonter. À sept ou huit kilomètres de la clairière, elle les conduisit dans une dépression boueuse qui n’était pas tout à fait un marécage. Lorsque le sol daigna enfin remonter et se raffermir quelque peu, le jean délavé de Roland était trempé jusqu’aux genoux et son souffle était rauque et saccadé. Mais il était en meilleure forme qu’Eddie, qui avait eu du mal à pousser le fauteuil roulant dans l’eau et dans la fange.
— Il est temps de se reposer et de manger un morceau, dit Roland.
— Manger, manger, haleta Eddie.
Il aida Susannah à s’extraire du harnais et l’installa sur un tronc abattu dont l’écorce était sillonnée de profondes griffures. Puis il s’effondra à ses côtés.
— T’as mis plein de boue sur mon fauteuil roulant, fromage blanc, dit Susannah. Je le signalerai dans mon rapport.
Il la regarda en arquant un sourcil.
— Dès qu’on tombe sur un lave-auto, je te pousserai moi-même dedans. J’irai même jusqu’à simoniser cette saleté. D’accord ?
Elle sourit.
— Marché conclu, beau brun.
Eddie avait passé autour de sa taille une des outres de Roland. Il la tapa du doigt.
— OK ?
— Oui, dit Roland. Mais ne buvez pas beaucoup ; deux ou trois gorgées pour chacun avant de repartir. Comme ça, nous éviterons les crampes.
— Roland, le boy-scout du pays d’Oz, dit Eddie, gloussant en défaisant l’outre.
— Qu’est-ce que c’est que ce pays d’Oz ?
— Un endroit imaginaire dans un film, dit Susannah.
— C’est beaucoup plus que ça. Mon frère Henry me lisait parfois les romans de L. Frank Baum. Je t’en raconterai un autour du feu de camp, Roland.
— J’en serais enchanté, répondit le Pistolero le plus sérieusement du monde. J’ai très envie de connaître votre monde.
— Le pays d’Oz n’a rien à voir avec notre monde. Comme l’a dit Susannah, c’est un endroit imaginaire…
Roland leur tendit des tranches de viande qu’il avait enveloppées dans des feuilles non identifiables.
— Le moyen le plus rapide d’en apprendre sur un pays inconnu, c’est de connaître les rêves de ses habitants. J’aimerais en savoir plus sur ce pays d’Oz.
— OK, marché conclu derechef. Suzie te parlera de Dorothy, de Toto et de l’Homme en Fer-Blanc, et je te raconterai tout le reste.
Il mordit à belles dents dans sa tranche de viande et roula les yeux pour manifester son plaisir. La viande s’était imprégnée de la saveur de la feuille et était délicieuse. Eddie engloutit sa ration pendant que son estomac grognait de satisfaction. À présent qu’il avait repris son souffle, il se sentait mieux — il se sentait en pleine forme. Une armature solide de muscles poussait sur son corps et chaque partie de celui-ci était en paix avec les autres.
Ne t’inquiète pas, pensa-t-il. Elles recommenceront à se quereller avant ce soir. À mon avis, Roland va nous pousser à continuer jusqu’à ce que je m’effondre sur le sentier.
Susannah mangeait plus proprement, avalait un peu d’eau toutes les deux ou trois bouchées, tournait et retournait la viande dans ses mains, en croquait la croûte avant d’en savourer l’intérieur.
— Finis l’histoire que tu as commencée hier soir, dit-elle à Roland. Tu disais que tu pensais comprendre ce conflit de souvenirs dans ton esprit.
Roland acquiesça.
— Oui. Je pense que les deux jeux de souvenirs sont vrais. Le premier est un peu plus vrai que le second, mais cela n’annule pas la véracité de celui-ci.