— Je ne pige pas, dit Eddie. Soit le gosse était au relais, soit il n’y était pas, Roland.
— C’est un paradoxe — quelque chose qui est et qui en même temps n’est pas. Tant que je ne l’aurai pas résolu, je continuerai d’être divisé en deux. C’est déjà assez grave, mais la fissure de mon esprit ne cesse de s’élargir. Je le sens. C’est… indicible.
— Quelle est la cause de cette fissure, à ton avis ? demanda Susannah.
— Je vous ai déjà dit que le garçon avait été poussé sous les roues d’une voiture. Poussé. Ne connaissons-nous pas quelqu’un qui aimait bien pousser les gens devant des véhicules ?
Susannah comprit et son visage s’éclaira.
— Jack Mort. Tu veux dire que c’est lui qui a poussé ce garçon sous les roues d’une voiture ?
— Oui.
— Mais tu as dit que c’était l’homme en noir, objecta Eddie. Ton pote Walter. Tu as dit que le gamin l’avait vu — un homme qui ressemblait à un prêtre. Est-ce que le gamin ne l’a pas entendu dire que c’en était un ? « Laissez-moi passer, je suis prêtre », ou quelque chose comme ça ?
— Oh, Walter était là. Ils étaient là tous les deux, et ils ont poussé Jake tous les deux.
— Apportez la thorazine et une camisole de force ! lança Eddie. Roland vient de perdre les pédales.
Roland ne lui accorda aucune attention ; il avait fini par comprendre que les clowneries d’Eddie lui servaient à lutter contre la tension nerveuse. Il n’était guère différent de Cuthbert à cet égard… tout comme Susannah, à sa façon, n’était guère différente d’Alain.
— Ce qui m’exaspère le plus dans cette histoire, reprit-il, c’est que j’aurais dû le savoir. Je me trouvais dans l’esprit de Jack Mort, après tout, et j’avais accès à ses pensées, tout comme j’avais eu accès aux tiennes, Eddie, et aux tiennes, Susannah. J’ai vu Jake pendant que j’étais en Mort. Je l’ai vu par les yeux de Mort, et je savais que Mort avait l’intention de le pousser. Et il y a mieux ; j’ai empêché Mort d’agir. Il m’a suffi de prendre possession de son corps. Il ne s’est d’ailleurs rendu compte de rien ; il se concentrait tellement sur ce qu’il voulait faire qu’il a bel et bien cru que j’étais un moustique posé sur sa nuque.
Eddie commençait à comprendre.
— Si Jake n’a pas été poussé sur la chaussée, il n’est jamais mort. Et s’il n’est jamais mort, il n’est jamais venu dans ce monde. Et s’il n’est jamais venu dans ce monde, tu ne l’as jamais rencontré au relais. Exact ?
— Exact. J’ai même pensé sur le moment que, si Jack Mort avait l’intention de tuer le garçon, je devais m’abstenir d’intervenir et le laisser faire. Afin d’éviter de créer le paradoxe qui est en train de me déchirer l’esprit. Mais je n’ai pas pu faire ça. Je… je…
— Tu n’as pu tuer ce gamin deux fois, n’est-ce pas ? demanda doucement Eddie. Chaque fois que j’en viens à penser que tu es aussi mécanique que cet ours, tu me surprends en faisant quelque chose qui semble bel et bien humain. Merde.
— Laisse tomber, Eddie, dit Susannah.
Eddie détailla le visage légèrement baissé du Pistolero et grimaça.
— Excuse-moi, Roland. Ma mère avait l’habitude de dire que ma bouche réfléchissait plus vite que mon cerveau.
— Ce n’est pas grave. J’avais jadis un ami qui te ressemblait un peu.
— Cuthbert ?
Roland hocha la tête. Il regarda un long moment sa main mutilée, puis la serra pour former un poing douloureux, soupira, et se tourna de nouveau vers eux. Quelque part, au fond de la forêt, monta la douce chanson d’une alouette.
— Voici ce que je crois. Si je n’avais pas pris possession du corps de Jack Mort quand je l’ai fait, il n’aurait quand même pas poussé Jake ce jour-là. Pas à ce moment-là. Et pourquoi donc ? Ka-tet. Tout simplement. Pour la première fois depuis la mort du dernier des amis avec lesquels j’avais entrepris cette quête, je me retrouve une nouvelle fois au centre d’un ka-tet.
— D’un quartette ? demanda Eddie avec une moue dubitative.
Le Pistolero secoua la tête.
— Ka — le mot qui dans ton esprit signifie « destin », bien que son sens véritable soit beaucoup plus complexe et beaucoup plus difficile à formuler, comme c’est presque toujours le cas des mots du Haut Parler. Et tet, un mot qui désigne un groupe de gens partageant le même but et les mêmes intérêts. Nous formons un tet tous les trois, par exemple. Le ka-tet est l’endroit où plusieurs vies sont unies par le destin.
— Comme dans Le Pont de San Luis Rey, murmura Susannah.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Roland.
— L’histoire d’un groupe de personnes qui meurent ensemble quand le pont qu’elles traversaient s’effondre sous leurs pas. Elle est très célèbre dans notre monde.
Roland hocha la tête en signe d’assentiment.
— Dans le cas présent, le ka-tet liait Jake, Walter, Jack Mort et moi-même. Il n’y avait aucun piège là-dessous, contrairement à ce que j’ai cru en reconnaissant la prochaine victime de Jack Mort, car le ka-tet ne peut ni être modifié ni se plier à la volonté de quiconque. Mais le ka-tet peut être vu, reconnu et compris. Walter l’a vu et Walter l’a reconnu. (Le Pistolero se tapa sur la cuisse et s’exclama d’une voix amère :) Comme il devait rire sous cape lorsque j’ai fini par le rattraper !
— Revenons à ce qui se serait passé si tu n’avais pas contré les plans de Jack Mort le jour où il suivait Jake, dit Eddie. Tu veux dire que si tu n’avais pas arrêté Mort, quelqu’un ou quelque chose l’aurait fait à ta place. C’est ça ?
— Oui — parce que ce n’était pas ce jour-là que Jake devait mourir. Ce jour-là était tout près, mais ce n’était pas le bon. Je le sens en moi-même. Peut-être que Mort aurait remarqué qu’on l’observait juste avant de passer à l’action. Peut-être qu’un inconnu serait intervenu. Un inconnu ou…
— Ou un flic, dit Susannah. Il a peut-être vu un flic qui se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment.
— Oui. Mais peu importe la raison exacte — l’agent du ka-tet. Je sais par expérience que Mort était rusé comme un vieux renard. S’il avait senti que quelque chose clochait, il aurait remis son crime à un autre jour.
« Et je sais autre chose. Il se déguisait toujours pour traquer ses proies. Le jour où il a lâché une brique sur la tête d’Odetta Holmes, il portait un bonnet de laine et un vieux sweat-shirt trop grand de plusieurs tailles. Il voulait ressembler à un soûlot car l’immeuble où il s’était posté servait de tanière à un grand nombre d’ivrognes. Vous voyez ?
Ils acquiescèrent.
— Plusieurs années plus tard, le jour où il t’a poussée sous la rame de métro, Susannah, il était déguisé en ouvrier du bâtiment. Il portait une fausse moustache et un grand casque jaune. Le jour où il aurait poussé Jake sur la chaussée, causant sa mort sous les roues d’une voiture, il aurait été déguisé en prêtre.
— Seigneur ! murmura Susannah. L’homme qui l’avait poussé à New York était Jack Mort et l’homme qu’il avait vu au relais était ce type que tu poursuivais — Walter.