— Oui.
— Et ce pauvre petit a cru qu’il s’agissait du même homme parce qu’ils portaient tous les deux le même genre de robe noire ?
Roland hocha la tête.
— Il y avait même une vague ressemblance physique entre Walter et Jack Mort. Ils ne se ressemblaient pas comme des frères, loin de là, mais ils avaient tous deux une haute taille, des cheveux sombres et un teint très pâle. Et vu que Jake était mourant lorsqu’il a aperçu Mort, vu qu’il se trouvait dans un lieu étrange et terrifiant lorsqu’il a aperçu Walter, je pense que son erreur était à la fois compréhensible et excusable. S’il y a un crétin dans cette histoire, c’est bien moi, qui n’ai pas découvert la vérité plus tôt.
— Mort aurait-il su qu’on l’utilisait ? demanda Eddie.
En repensant à sa propre expérience, et aux folles pensées qui avaient envahi son esprit en même temps que Roland, il ne voyait pas comment Mort aurait pu ne pas savoir… mais Roland secouait la tête.
— Walter se serait montré extrêmement subtil. Mort aurait cru que l’idée de son déguisement venait de lui-même… du moins je le pense. Il n’aurait pas eu conscience de la voix de l’intrus — de Walter — murmurant au fond de son esprit et lui dictant ses actes.
— Jack Mort ! s’émerveilla Eddie. Encore et toujours Jack Mort !
— Oui… avec l’aide de Walter. Et j’ai quand même fini par sauver la vie de Jake. Lorsque j’ai obligé Jack Mort à sauter du quai du métro sous les roues de la rame, j’ai tout changé.
Susannah prit la parole.
— Si ce Walter était capable d’entrer dans notre monde au moment de son choix — peut-être grâce à sa porte privée —, n’aurait-il pas pu utiliser un autre pion pour pousser le petit garçon ? S’il pouvait suggérer à Mort de se déguiser en prêtre, alors il aurait pu le suggérer à quelqu’un d’autre… Qu’y a-t-il, Eddie ? Pourquoi secoues-tu la tête ?
— Parce que je ne pense pas que Walter souhaitait qu’une telle chose se produise. Ce que souhaitait Walter, c’est ce qui est en train de se produire… c’est que Roland perde l’esprit morceau par morceau. J’ai raison ?
Le Pistolero hocha la tête.
— Walter n’aurait pas pu agir ainsi même s’il l’avait voulu, ajouta Eddie, parce qu’il était mort bien avant que Roland ne trouve les portes sur la plage. Lorsque Roland a franchi la dernière pour pénétrer dans l’esprit de Jack Mort, ce vieux Walt n’était plus en mesure de brouiller les cartes.
Susannah réfléchit quelques instants, puis hocha la tête.
— Je vois… enfin, je crois. Toutes ces histoires de voyage dans le temps sont plutôt embrouillées, non ?
Roland commença à rassembler ses affaires et à les ranger.
— Il est temps de reprendre la route.
Eddie se leva et passa son sac à ses épaules.
— Il y a au moins un détail réconfortant dans cette histoire, dit-il à Roland. Tu as réussi à sauver le gamin, après tout — toi ou le ka-tet.
Roland s’affairait à nouer les lanières du harnais sur sa poitrine. Il leva la tête et Eddie recula d’un pas devant la clarté aveuglante de ses yeux.
— Tu crois ? demanda sèchement le Pistolero. Tu crois vraiment que j’y ai réussi ? Je m’efforce de vivre avec deux versions différentes de la même réalité et ça me rend fou petit à petit. J’ai d’abord espéré que l’une de ces deux versions finirait par s’estomper, mais c’est tout le contraire qui se produit : ces deux réalités incompatibles sont de plus en plus présentes dans mon esprit et se lancent des défis comme deux factions opposées se préparant à livrer bataille. Alors dis-moi une chose, Eddie : que se passe-t-il dans la tête de Jake, à ton avis ? Quel effet ça peut faire de savoir que tu es mort dans un monde et vivant dans un autre ?
L’alouette se remit à chanter, mais aucun d’eux ne le remarqua. Eddie fixa les yeux d’un bleu délavé plantés dans le visage pâle de Roland et ne trouva rien à lui répondre.
Cette nuit-là, ils campèrent à une vingtaine de kilomètres à l’est de la clairière où gisait le cadavre de l’ours, dormirent du sommeil de l’épuisé sinon de celui du juste (même Roland dormit durant toute la nuit, en dépit de ses rêves cauchemardesques) et se levèrent à l’aube le lendemain. Eddie alluma un petit feu sans piper mot et jeta un regard à Susannah lorsqu’une détonation retentit tout près dans la forêt.
— C’est le petit déjeuner, dit-elle.
Roland revint trois minutes plus tard, une peau jetée sur son épaule. Sur elle gisait le corps fraîchement vidé d’un lapin. Susannah le fit cuire. Ils mangèrent et reprirent leur route.
Eddie s’efforçait d’imaginer quel effet ça ferait de se souvenir de sa mort. Il n’y parvint pas.
Peu de temps après midi, ils pénétrèrent dans une zone où la plupart des arbres avaient été abattus et les buissons piétinés — on aurait dit qu’un cyclone avait dévasté cet endroit plusieurs années auparavant, y créant une large allée de désolation lugubre.
— Nous sommes tout près de l’endroit que nous cherchons, dit Roland. Il a tout abattu pour voir arriver l’ennemi de loin. Notre ami l’ours n’aimait pas les surprises. Il était grand, mais il n’était pas aimable.
— Et est-ce qu’il a laissé des surprises à notre intention ? demanda Eddie.
— Peut-être bien. (Roland eut un petit sourire et posa une main sur l’épaule d’Eddie.) Mais il y a un point en notre faveur — ce seront de vieilles surprises.
Ils ne progressèrent que lentement à travers cette zone de destruction. La plupart des arbres abattus étaient très vieux — nombre d’entre eux s’étaient presque fondus dans le sol d’où ils avaient jailli —, mais ils étaient suffisamment enchevêtrés pour transformer leur itinéraire en course d’obstacles. Les trois compagnons auraient déjà eu de la peine à avancer s’ils avaient été tous valides ; le handicap de Susannah, juchée sur son harnais attaché aux épaules du Pistolero, mettait à rude épreuve leur patience et leur endurance.
Les arbres abattus et les fourrés particulièrement denses rendaient moins visible la piste de l’ours, et cela contribuait également à les ralentir. Jusqu’à midi, ils s’étaient guidés aux traces de griffes sur les troncs, aussi visibles que des balises. Mais la rage de l’ours avait été moins intense lorsqu’il avait quitté sa tanière, et ces points de repère si pratiques avaient disparu. Roland avançait lentement, en quête d’excréments dans les herbes et de touffes de poils sur les arbres que l’ours avait enjambés. Il leur fallut tout l’après-midi pour parcourir cinq kilomètres dans cette jungle décomposée.
Eddie venait de décider que le soir allait bientôt tomber et qu’ils seraient obligés de camper dans ce coin sinistre lorsqu’ils arrivèrent devant un petit bosquet d’aulnes. Un peu plus loin résonnait le murmure d’un ruisseau courant sur un lit de cailloux. Derrière eux, le soleil couchant lançait des rayons de lumière rougeâtre sur le terrain accidenté qu’ils venaient de traverser, transformant les arbres abattus en formes noires entrecroisées évoquant des idéogrammes chinois.
Roland ordonna une halte et fit descendre Susannah de son perchoir. Il s’étira et se planta les poings sur les hanches pour faire quelques mouvements de gymnastique.
— C’est tout pour aujourd’hui ? demanda Eddie.
Roland secoua la tête.