— Donne ton arme à Eddie, Susannah.
Elle s’exécuta en le regardant d’un air interrogateur.
— Viens, Eddie. L’endroit que nous cherchons se trouve derrière ces arbres. On va y jeter un coup d’œil. Et peut-être même qu’on aura un petit travail à faire.
— Qu’est-ce qui te fait penser…
— Dresse l’oreille.
Eddie obéit et s’aperçut qu’il entendait des bruits mécaniques. Il s’aperçut également qu’il les entendait depuis un bon moment.
— Je ne veux pas laisser Susannah toute seule.
— On ne va pas très loin et elle a une bonne voix. De plus, s’il y a du danger, il est devant nous — nous nous interposerons pour la protéger.
Eddie se tourna vers Susannah.
— Allez-y… mais ne tardez pas à revenir. (Elle regarda d’un air pensif dans la direction d’où ils venaient.) Je ne sais pas s’il y a des spectres dans ce coin, mais c’est l’impression que ça me fait.
— Nous reviendrons avant la tombée de la nuit, promit Roland.
Il se dirigea vers les aulnes et Eddie le suivit au bout de quelques instants.
Quinze mètres plus loin, Eddie se rendit compte qu’ils suivaient un sentier, sans doute tracé par l’ours au fil des ans. Les aulnes s’inclinaient pour former un tunnel au-dessus de leurs têtes. Les bruits avaient gagné en netteté et il commença à les distinguer les uns des autres. Il y avait parmi eux un bourdonnement sourd. Il le sentait dans ses pieds — une vibration ténue, comme celle d’une énorme machine souterraine. Plus aigus, plus proches et plus insistants, des sons entremêlés évoquant divers grattements, couinements et autres caquètements.
Roland s’approcha de lui et lui parla au creux de l’oreille.
— Je pense que nous ne courrons aucun danger si nous restons discrets.
Ils avancèrent de cinq mètres, puis Roland fit halte une nouvelle fois. Il dégaina son revolver et écarta du canon une branche qui ployait sous le poids de ses feuilles rougies par le couchant. Eddie découvrit par cette petite ouverture la clairière où l’ours avait demeuré pendant si longtemps — la base d’opérations à partir de laquelle il avait lancé ses nombreuses expéditions de terreur et de pillage.
Il n’y poussait aucun fourré ; le sol était arasé depuis bien longtemps. Un ruisseau émergeait au pied d’une falaise haute d’environ quinze mètres et traversait la clairière en forme de flèche. Sur la rive où ils se trouvaient, adossée à la paroi rocheuse, se dressait une boîte métallique haute de près de trois mètres. Son toit était incurvé et Eddie pensa en la voyant à une bouche de métro. Sa façade était peinte de rayures obliques, noires et jaunes. Le sol de la clairière n’était pas noir comme l’humus de la forêt, mais d’un étrange gris cendré. Il était parsemé d’os et, au bout de quelques instants, Eddie comprit que ce qu’il avait pris pour le sol n’était qu’un tapis d’os, des os si anciens qu’ils retournaient en poussière.
Des choses se déplaçaient sur cette poussière — les choses qui produisaient les bruits métalliques qui les avaient attirés. Il y en avait quatre… non, cinq. De petites machines, pas plus grandes que des chiots bien développés. Eddie comprit que c’étaient des robots, ou quelque chose comme ça. Elles avaient entre elles et avec l’ours dont elles étaient de toute évidence les serviteurs un unique point commun : la petite antenne radar qui tournait au-dessus de leur crâne.
Encore des bonnets de pensée, se dit Eddie. Mon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que ce monde ?
La plus grande de ces machines ressemblait un peu au tracteur Tonka qu’on avait offert à Eddie pour son sixième ou son septième anniversaire ; ses chenilles laissaient dans son sillage de petits nuages de poussière grise. Une autre de ces machines ressemblait à un rat en inox. Une troisième semblait être un serpent construit en segments d’acier — elle rampait sur le sol en suivant un rythme saccadé. Elles décrivaient un cercle grossier sur l’autre rive du ruisseau, tournant en rond dans le profond sillon qu’elles avaient creusé dans le sol. En les regardant, Eddie pensa aux dessins humoristiques qu’il avait vus dans les vieux numéros du Saturday Evening Post que sa mère avait conservés pour une raison inconnue dans l’entrée de leur appartement. Ces dessins montraient souvent des hommes anxieux, fumant cigarette sur cigarette et usant la moquette devant une salle d’accouchement.
À mesure que ses yeux s’accoutumaient à la topographie toute simple de la clairière, Eddie s’aperçut qu’il y avait beaucoup plus de monstres que les cinq qu’il avait repérés. Il en distinguait au moins une bonne dizaine, et il y en avait sans doute d’autres dissimulés derrière les reliefs squelettiques des repas de l’ours. La différence, c’était que ces monstres-ci ne bougeaient pas. Les membres de la suite de l’ours étaient morts un par un au fil des ans jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que cinq… lesquels ne semblaient guère en bonne santé, vu la tonalité de leurs couinements et de leurs caquètements rauques. Le serpent, en particulier, ne semblait pas dans son assiette quand il s’avançait derrière le rat mécanique pour faire le tour du cercle. De temps en temps, la machine qui suivait le serpent — un cube métallique qui sautillait sur ses jambes courtaudes — le rattrapait et le poussait devant lui, comme pour lui dire de se magner le cul.
Eddie se demanda quel était leur boulot. Sûrement pas de protéger l’ours ; celui-ci était conçu pour assurer sa propre protection, et si ce vieux Shardik leur était tombé dessus alors qu’il était dans sa prime jeunesse, il les aurait avalés et recrachés en deux coups de cuillère à pot. Peut-être que ces petits robots faisaient office de personnel d’entretien, ou de scouts, ou de coursiers. Ils étaient sans doute dangereux, mais seulement lorsqu’ils devaient se défendre… ou défendre leur maître. Ils ne semblaient pas belliqueux pour deux sous.
Ils avaient en fait quelque chose de pitoyable. La plupart d’entre eux étaient morts, leur maître avait disparu, et Eddie était persuadé qu’ils en avaient conscience. Ce n’était pas une impression de menace qui émanait d’eux, mais une étrange tristesse, inhumaine. Vieux, presque hors d’usage, ils tournaient en rond dans le sillon d’inquiétude qu’ils avaient creusé dans la clairière, roulant et se dandinant avec anxiété, et Eddie parvenait presque à percevoir leurs pensées agitées : Oh, misère de misère, qu’allons-nous devenir ? À quoi servons-nous à présent qu’il a disparu ? Et qui prendra soin de nous à présent qu’il a disparu ? Oh, misère de misère…
Eddie sentit quelque chose lui tirailler la jambe et il faillit pousser un cri de peur et de surprise. Il pivota sur lui-même, arma le revolver de Roland et vit Susannah lever vers lui des yeux écarquillés. Eddie poussa un soupir de soulagement et rabaissa précautionneusement le percuteur de son arme. Il se mit à genoux, posa les mains sur les épaules de Susannah, l’embrassa sur la joue et lui murmura à l’oreille :
— J’étais à deux doigts de loger une balle dans ta tête de linotte… Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Je voulais voir, murmura-t-elle sans se démonter. (Roland s’accroupit près d’elle et elle se tourna vers lui.) Et puis je commençais à avoir les chocottes, toute seule là-bas.
Elle s’était égratignée en rampant parmi les fourrés pour les rejoindre, mais Roland était bien obligé d’avouer qu’elle était aussi silencieuse qu’un fantôme quand elle le voulait ; il n’avait rien entendu. Il attrapa un chiffon (le dernier vestige de sa chemise) dans sa poche-revolver et étancha sur ses bras quelques gouttes de sang. Il la considéra durant quelques instants, puis nettoya également une petite plaie sur son front.