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Une tige d’acier jaillit d’un des segments du robot et le remit aussitôt sur ses pattes. Eddie abaissa le revolver de Roland, étouffant l’impulsion qui le poussait à saisir son arme des deux mains pour la stabiliser. C’était peut-être comme ça qu’on apprenait à tirer aux flics de son monde, mais ce genre de trucs n’avait pas cours ici. Quand vous oublierez la présence de votre arme, quand vous aurez l’impression de tirer avec votre doigt, leur avait dit Roland, alors vous commencerez à faire quelques progrès.

Eddie appuya sur la détente. La minuscule antenne radar, qui s’était remise à tourner pour localiser l’ennemi, disparut dans un éclair bleu. Le rat émit un bruit étouffé — Cloop ! — et tomba raide mort.

Eddie se retourna, le cœur battant aussi furieusement qu’un marteau-piqueur. Il ne s’était jamais senti aussi furieux depuis qu’il s’était rendu compte que Roland comptait le garder dans ce monde jusqu’à ce qu’il ait définitivement gagné ou perdu sa putain de Tour… en d’autres termes, probablement jusqu’à ce qu’ils servent tous de petit déjeuner aux asticots.

Il braqua son arme vide sur le cœur de Roland et prit la parole d’une voix rauque dans laquelle il avait peine à reconnaître la sienne.

— S’il me restait une balle dans le barillet, tu pourrais cesser illico de t’inquiéter au sujet de ta satanée Tour.

— Arrête, Eddie ! dit sèchement Susannah.

Il se tourna vers elle.

— Ce machin fonçait sur toi, Susannah, et il avait l’intention de te transformer en hamburger.

— Mais il n’est pas arrivé jusqu’à moi. Tu l’as eu, Eddie. Tu l’as eu.

— Ce n’est pas grâce à lui. (Eddie fit mine de rengainer son arme, puis s’aperçut, écœuré, qu’il n’avait pas d’étui où la glisser. C’était Susannah qui avait l’étui.) Lui et ses leçons. Lui et ses foutues leçons.

L’expression vaguement intéressée qu’affichait Roland s’altéra soudain. Ses yeux se posèrent sur un point situé au-dessus de l’épaule gauche d’Eddie.

— BAISSE-TOI ! hurla-t-il.

Eddie ne perdit pas de temps à poser des questions. Rage et confusion disparurent instantanément de son esprit. Il se laissa tomber et vit simultanément la main gauche du Pistolero descendre en un éclair vers son revolver. Mon Dieu, pensa-t-il dans sa chute, il NE PEUT PAS être rapide à ce point ! Je ne suis pas mauvais, mais j’ai l’air d’un balourd à côté de Susannah, et à côté de lui, Susannah ressemble à une tortue en train d’escalader une vitre…

Quelque chose passa au-dessus de sa tête, quelque chose qui poussa un couinement de rage mécanique et lui arracha une touffe de cheveux. Puis le Pistolero tira, le revolver calé contre sa hanche, trois détonations retentirent et les couinements cessèrent net. Une créature ressemblant à une chauve-souris mécanique s’effondra à mi-chemin d’Eddie, couché par terre, et de Susannah, agenouillée près de Roland. Une de ses ailes segmentées et constellées de rouille battit faiblement sur le sol, comme pour manifester sa colère, puis s’immobilisa.

Roland se dirigea vers Eddie, foulant souplement le sol de ses vieilles bottes. Il tendit une main. Eddie la prit et laissa Roland l’aider à se relever. Il avait le souffle coupé et s’aperçut qu’il était incapable de prononcer un mot. Ça vaut sans doute mieux, se dit-il. Chaque fois que j’ouvre la bouche, on dirait que c’est pour sortir une connerie.

— Eddie ! Ça va ?

Susannah traversait la clairière pour le rejoindre. Il avait la tête basse, les mains plantées sur les cuisses, et s’efforçait de respirer.

— Ouais. (On aurait dit un croassement. Il se redressa avec peine.) Je me suis fait couper les tifs, c’est tout.

— Il était caché dans un arbre, dit posément Roland. Je ne l’ai pas vu tout de suite, moi non plus. La lumière vous joue des tours à cette heure de la journée — Il marqua une pause, puis reprit, toujours sur le même ton : Elle ne courait aucun danger, Eddie.

L’intéressé hocha la tête. Roland aurait eu le temps de manger un hamburger et de boire un milk-shake avant de commencer à dégainer. Il était vraiment rapide.

— D’accord. Disons simplement que je désapprouve tes conceptions pédagogiques, OK ? Mais ne compte pas sur moi pour te présenter des excuses. Si tu en attends, ne te fatigue plus, c’est inutile.

Roland se pencha, prit Susannah dans ses bras et entreprit de l’épousseter. Il agissait avec une sorte d’affection détachée, comme une mère nettoyant son bébé après qu’il se soit cassé la figure en essayant de marcher dans le jardin.

— Tes excuses ne sont ni attendues ni nécessaires, dit-il. Susannah et moi avons eu une discussion semblable à celle-ci il y a deux jours. N’est-ce pas, Susannah ?

Elle acquiesça.

— Roland est d’avis que les apprentis pistoleros ont besoin d’un bon coup de pied au cul de temps en temps.

Eddie parcourut du regard les machines massacrées et commença lentement à épousseter sa chemise et son pantalon.

— Et si je te disais que je ne veux pas devenir un pistolero, Roland, mon vieux ?

— Je dirais que ce que tu veux n’a pas grande importance.

Roland contemplait le kiosque de métal qui se dressait devant la paroi rocheuse, ayant apparemment perdu tout intérêt pour la conversation. Cette scène était familière à Eddie. Chaque fois que la conversation se déroulait au conditionnel, Roland perdait toujours tout intérêt pour elle.

— Le ka ? demanda Eddie avec un soupçon de sa vieille amertume.

— C’est exact. Le ka. (Roland se dirigea vers le kiosque et passa une main sur les rayures jaunes et noires qui décoraient sa façade.) Nous avons trouvé un des douze portails qui encerclent et délimitent l’extrémité du monde… une des six pistes qui mènent à la Tour Sombre.

« Et ça aussi, c’est le ka. »

27

Eddie retourna chercher le fauteuil de Susannah. Il n’attendit pas qu’on le lui demande ; il voulait rester seul quelque temps, reprendre le contrôle de son esprit. À présent que la fusillade était terminée, tous les muscles de son corps s’étaient lancés dans une cacophonie de frissons. Il ne souhaitait pas que ses deux compagnons le voient ainsi — pas parce qu’ils risquaient de le croire dévoré par la peur, mais parce que l’un ou l’autre risquait de deviner la vraie nature de ce qui l’habitait : une overdose d’excitation. Il avait aimé ça. Même avec cette chauve-souris qui avait failli le scalper, il avait aimé ça.

C’est de la connerie, mon vieux. Et tu le sais.

Le problème, c’était qu’il ne le savait pas. Il venait de découvrir quelque chose que Susannah avait découvert après avoir abattu l’ours : il pouvait bien affirmer qu’il ne voulait pas devenir un pistolero, qu’il ne voulait pas errer dans ce monde de dingues où la population humaine semblait s’être réduite à leurs trois petites personnes, qu’il désirait plus que tout glander au coin de Broadway et de la 42e Rue, claquer des doigts, manger un chili-dog et écouter Creedence Clearwater Revival dans son walkman tout en regardant passer les filles, ces New-Yorkaises si sexy dont la moue boudeuse vous dit : « Va au diable ! » et dont les longues jambes et les jupes courtes vous invitent à les suivre. Il pouvait bien parler de tout cela jusqu’à l’extinction de voix, mais son cœur était plus avisé que sa bouche. Son cœur savait qu’il avait éprouvé du plaisir en envoyant la ménagerie électronique dans un monde meilleur, du moins sur le moment, quand le revolver de Roland était son petit bâton à cracher le feu à lui. Il avait éprouvé du plaisir en balançant un coup de pied dans le rat-robot, même s’il s’était fait mal, même s’il était mort de trouille. Et, bizarrement, sa terreur n’avait fait qu’augmenter son plaisir.