Tout cela était déjà grave, mais son cœur savait quelque chose de bien pire : si une porte donnant sur New York apparaissait subitement devant lui, il risquait de ne pas la franchir. Du moins pas avant d’avoir vu la Tour Sombre de ses propres yeux. Il commençait à croire que la maladie de Roland était contagieuse.
Tout en transportant le fauteuil de Susannah entre les aulnes entremêlés, maudissant les branches qui lui fouettaient les joues et menaçaient de lui crever les yeux, Eddie parvint à accepter certains de ses sentiments, et cette acceptation lui refroidit quelque peu les sangs. Je veux voir si la Tour ressemble à celle que j’ai vue dans mon rêve, se dit-il. Voir quelque chose comme ça… ce serait vraiment fantastique.
Et une autre voix se fit entendre dans son esprit. Je parie que ses autres copains — ceux qui semblaient tout droit sortis des rangs des chevaliers de la Table ronde — avaient la même envie, Eddie. Et ils sont tous morts. Tous, jusqu’au dernier.
Il reconnaissait cette voix, que ça lui plaise ou non. C’était la voix d’Henry, et il avait du mal à ne pas l’entendre.
Roland, tenant Susannah en équilibre sur sa hanche droite, était planté devant la boîte de métal qui ressemblait à une bouche de métro fermée pour la nuit. Eddie posa le fauteuil à la lisière de la clairière et les rejoignit. En chemin, il sentit la vibration régulière du sol s’accentuer sous ses pieds. La machine qui la produisait se trouvait dans la boîte ou sous la boîte, comprit-il. Il avait l’impression de la percevoir au fond de son crâne et de ses tripes plutôt qu’avec ses oreilles.
— Voici donc un des célèbres douze portails. Où est-ce qu’il conduit, Roland ? À Disneyworld ?
Roland secoua la tête.
— Je n’en sais rien. Peut-être nulle part… ou partout. J’ignore beaucoup de choses sur mon propre monde — vous vous en êtes sûrement déjà rendu compte. Et certaines des choses que je connaissais ont changé.
— Parce que le monde a changé ?
— Oui, dit Roland en se tournant vers lui. Ici, ce n’est pas seulement une expression toute faite. Le monde change, et il change de plus en plus vite. Et en même temps, les choses se détériorent… tombent en morceaux…
Il donna un coup de pied dans le cadavre mécanique de la boîte ambulante pour illustrer son propos.
Eddie revit en esprit le diagramme des portails que Roland avait tracé sur le sol.
— Est-ce qu’on est vraiment au bout du monde ? demanda-t-il presque timidement. Je veux dire, cet endroit ne semble guère différent d’un autre. (Il eut un petit rire.) S’il y a une falaise donnant sur le vide, je ne la vois nulle part.
Roland secoua la tête.
— Il ne s’agit pas d’un endroit de ce genre. C’est ici que l’un des Rayons prend naissance. Du moins me l’a-t-on enseigné.
— Les Rayons ? demanda Susannah. Quels Rayons ?
— Les Grands Anciens n’ont pas créé le monde, mais ils l’ont recréé. Certains conteurs affirment que les Rayons ont sauvé le monde ; d’autres prétendent qu’ils sont les germes de sa destruction. Ce sont les Grands Anciens qui ont créé les Rayons. Ce sont des sortes de lignes… des lignes qui lient… et qui maintiennent…
— Est-ce que tu veux parler du magnétisme ? demanda prudemment Susannah.
Le visage de Roland s’éclaira, perdant ses méplats et ses rides pour adopter une expression nouvelle et stupéfiante, et Eddie sut à quoi ressemblerait le Pistolero s’il atteignait un jour sa Tour.
— Oui ! Ce n’est pas seulement une question de magnétisme, mais le magnétisme en fait partie… ainsi que la gravité… et l’alignement correct de l’espace, du volume et de la dimension. Les Rayons sont les forces qui lient toutes ces choses ensemble.
— Et c’est parti pour un cours de physique cinoque, dit Eddie à voix basse.
Susannah l’ignora.
— Et la Tour Sombre ? Est-ce une sorte de générateur ? Une centrale d’énergie pour ces Rayons ?
— Je ne sais pas.
— Mais tu sais qu’on se trouve au point A, dit Eddie. Si on marche assez longtemps en ligne droite, on arrivera devant un autre portail — le point C, disons — situé à l’autre bout du monde. Mais avant d’y parvenir, on tombera sur le point B. Le centre du cercle. La Tour Sombre.
Le Pistolero hocha la tête.
— Combien de temps durera le voyage ? Tu le sais, ça ?
— Non. Mais je sais que le but est très éloigné et que la distance qui nous en sépare grandira un peu plus chaque jour.
Eddie s’était penché pour examiner la boîte ambulante. Il se redressa et regarda fixement Roland.
— Ce n’est pas possible. (Il parlait comme un adulte essayant d’expliquer à un enfant qu’il n’y a pas de croque-mitaine dans son placard, qu’il ne peut pas y en avoir parce que les croque-mitaines n’existent pas.) Les mondes ne grandissent pas, Roland.
— Vraiment ? Quand j’étais enfant, Eddie, il existait encore des cartes. Je me souviens de l’une d’elles en particulier. Elle décrivait les Grands Royaumes de la Terre occidentale. Il y figurait mon pays, qui s’appelait Gilead. Il y figurait les Baronnies des Terres basses, où régnaient l’anarchie et la guerre civile un an après que j’eus gagné mes armes, il y figurait les collines, les déserts, les montagnes et la Mer Occidentale. Une longue distance séparait Gilead de la Mer Occidentale — quatre cents lieues ou plus —, et il m’a fallu plus de vingt ans pour la parcourir.
— C’est impossible, dit Susannah, effarée. Même si tu avais fait tout ce chemin à pied, il ne t’aurait pas fallu vingt ans.
— Hé, il faut bien s’arrêter de temps en temps pour boire une bière et écrire des cartes postales, dit Eddie, mais les deux autres l’ignorèrent.
— Je n’ai pas fait tout ce chemin à pied mais à cheval, dit Roland. De temps en temps, j’ai été… comment dirais-je ?… retardé, mais j’étais sur la route la plupart du temps. Je fuyais John Farson, l’homme menant la révolte qui a renversé le monde où j’ai grandi, l’homme qui voulait planter ma tête sur un pieu et en orner sa cour — je suppose qu’il avait de bonnes raisons, vu que mes compatriotes et moi-même étions responsables de la mort de bon nombre de ses partisans… et vu que je lui avais volé quelque chose de cher à son cœur.
— De quoi s’agissait-il, Roland ? demanda Eddie.
Roland secoua la tête.
— Cette histoire sera pour un autre jour… ou peut-être pour jamais. Pour le moment, oubliez-la et réfléchissez : j’ai parcouru plusieurs centaines de lieues. Parce que le monde est en train de grandir.
— Une telle chose est impossible, insista Eddie, qui était toutefois salement secoué. Il y aurait des tremblements de terre… des inondations… des raz de marée… et je ne sais quoi d’autre…
— Regarde ! dit Roland, furieux. Regarde autour de toi ! Que vois-tu ? Un monde qui ralentit sa course comme une toupie d’enfant alors même qu’il prend une direction qu’aucun de nous ne comprend. Regarde les créatures que tu as abattues, Eddie ! Regarde-les, au nom de ton père !