Il fit deux pas vers le ruisseau, ramassa le serpent d’acier, l’examina brièvement et le lança à Eddie, qui l’attrapa de la main gauche. Le serpent se cassa en deux lorsqu’il le saisit.
— Tu vois ? Elle est épuisée. Toutes les créatures que nous avons trouvées ici étaient épuisées. Si nous n’étions pas venus les tuer, elles auraient quand même péri avant longtemps. Tout comme l’ours.
— L’ours était atteint d’une sorte de maladie, intervint Susannah.
Le Pistolero hocha la tête.
— Des parasites qui dévoraient ses organes naturels. Mais pourquoi ne l’ont-ils pas infecté plus tôt ?
Susannah ne trouva rien à lui répondre.
Eddie examinait le serpent. Contrairement à l’ours, il semblait entièrement artificiel, une créature façonnée de métal, de circuits et de mètres (ou peut-être de kilomètres) de fils ultraminces. Mais il apercevait des taches de rouille, non seulement sur la carapace du morceau qu’il tenait dans ses mains, mais aussi sur ses tripes. Et il vit aussi une tache humide signalant une fuite d’huile ou une infiltration d’eau. Les fils les plus proches commençaient à pourrir et une substance verte semblable à la moisissure poussait sur les cartes de circuits grosses comme le pouce.
Eddie retourna le serpent. Une plaque d’acier lui indiqua que la créature était l’œuvre de North Central Positronics, Ltd. Il y figurait un numéro de série, mais pas de nom. Ce truc n’était sans doute pas assez important pour être baptisé, se dit-il. Ce n’était rien qu’un auxiliaire mécanique de Frère l’Ours, une machine conçue pour le maintenir en état de marche, pour lui injecter des lavements de temps en temps — des lavements ou quelque chose d’encore plus répugnant.
Il laissa choir le serpent et s’essuya les mains sur son pantalon.
Roland avait ramassé le gadget en forme de tracteur. Il tira sur l’une de ses chenilles. Elle se détacha aussitôt, projetant un nuage de rouille entre ses bottes. Il la jeta au loin.
— Tout dans ce monde est en train de s’éteindre ou de tomber en morceaux, dit-il d’une voix neutre. Et en même temps, les forces qui donnent à ce monde sa cohésion — dans le temps et dans la dimension tout autant que dans l’espace — deviennent de plus en plus faibles. Nous le savions même quand nous étions enfants, mais nous ignorions à quoi ressemblerait la fin. Comment aurions-nous pu le savoir ? Mais je vis à présent le crépuscule du monde et je ne pense pas que lui seul soit affecté. Le vôtre aussi est affecté ; ainsi peut-être qu’un milliard d’autres mondes. Les Rayons se détériorent. Je ne sais s’il s’agit d’une cause ou d’un simple symptôme, mais j’en suis sûr. Venez ! Approchez-vous ! Écoutez !
Alors qu’Eddie se dirigeait vers la boîte métallique zébrée de jaune et de noir, un sinistre souvenir s’empara de lui — pour la première fois depuis des années, il se surprit à repenser à une maison victorienne en ruine située dans Dutch Hill, à un peu plus d’un kilomètre du quartier où Henry et lui avaient grandi. Cette maison, que les gamins des environs avaient baptisée le Manoir, occupait un terrain envahi par les mauvaises herbes dans Rhinehold Street. Presque tous les gosses du quartier avaient un jour ou l’autre entendu des histoires à faire peur sur le Manoir. Affaissée sous son toit pentu, la maison semblait fixer les passants à l’ombre de son avant-toit. Les vitres de ses fenêtres avaient disparu, bien sûr — on peut lancer des cailloux dans une vitre sans s’en approcher de trop près —, mais elle avait été épargnée par les tagueurs et n’était devenue ni un lieu de rendez-vous ni un stand de tir. Le plus étrange, c’était qu’elle fût toujours debout : personne n’y avait mis le feu pour toucher l’assurance ou pour le simple plaisir de la voir brûler. Les gamins affirmaient qu’elle était hantée, bien sûr, et un jour, alors qu’Eddie la contemplait en compagnie d’Henry (ils avaient accompli ce pèlerinage dans le seul but de voir cet édifice fabuleux, objet de tant de rumeurs, bien qu’Henry eût raconté à leur mère qu’ils allaient avec des copains acheter des fusées chez Dahlberg), il avait eu l’impression qu’elle était peut-être bel et bien hantée. N’avait-il pas senti une force hostile suinter des fenêtres obscures de cette vieille maison, des fenêtres qui semblaient le fixer de leur regard de fou dangereux ? N’avait-il pas senti un vent subtil hérisser les cheveux sur sa nuque et les poils sur ses bras ? N’avait-il pas eu l’intuition que, s’il venait à pénétrer dans cet endroit, la porte se refermerait derrière lui en claquant et les murs commenceraient à se refermer sur lui, broyant les os des cadavres de souris et s’apprêtant également à broyer les siens ?
Hantée. Hantise.
C’était la même sensation de danger et de mystère qui l’habitait lorsqu’il s’approcha de la boîte métallique. Ses bras et ses jambes se couvrirent de chair de poule ; les poils follets de sa nuque se dressèrent en touffes électrisées. Il sentit le même vent subtil souffler sur lui, bien que le feuillage des arbres environnants fût parfaitement immobile.
Mais il se dirigea quand même vers la porte (car c’était une porte, bien sûr, encore une porte, même si elle était fermée à clé et le resterait toujours pour quelqu’un comme lui), ne s’arrêtant que lorsque son oreille fut collée au métal.
On aurait dit qu’il commençait tout juste à ressentir les effets d’un cachet d’acide de qualité supérieure ingurgité une demi-heure plus tôt. D’étranges couleurs parcouraient l’espace noir derrière ses paupières. Il avait l’impression d’entendre des voix, des murmures lointains remontant de longs couloirs pareils à des gosiers de pierre, de salles éclairées par des torches électriques défaillantes. Jadis, ces flambeaux des temps modernes avaient jeté sur les lieux une lueur crue, mais il n’en subsistait plus que des globes de pénombre bleutée. Tout n’était que vide… désolation… mort.
La machine continuait à ronronner, mais ce bourdonnement n’occultait-il pas une sorte de bruit de fond ? Un rythme syncopé, désespéré, pareil à celui d’un cœur au bout du rouleau ? N’avait-il pas l’impression que la machine produisant ce bruit, quoique bien plus sophistiquée que les engrenages de l’ours, ne battait plus en mesure avec elle-même ?
— Tout est silence dans les corridors de la mort, murmura Eddie d’une voix blanche. Tout est oubli dans les corridors de pierre de la mort. Voyez l’escalier montant dans les ténèbres ; voyez les chambres de la ruine ; ce sont les corridors de la mort, où les araignées tissent leur toile et où les grands circuits se taisent, l’un après l’autre.
Roland le tira violemment en arrière et Eddie le regarda de ses yeux vitreux.
— Ça suffit, dit Roland.
— Je ne sais pas ce qu’on a installé là-dedans, mais ça ne tourne plus très rond, pas vrai ? s’entendit demander Eddie.
Sa voix tremblante lui paraissait infiniment lointaine. Il sentait encore le pouvoir émanant de cette boîte. Le pouvoir qui l’appelait.
— Non. Rien ne tourne rond dans mon monde ces temps-ci.
— Les gars, si vous avez l’intention de camper ici cette nuit, il faudra vous passer de ma compagnie, dit Susannah. (Son visage était une tache blanche dans la pénombre qui avait suivi le crépuscule.) Je retourne là-bas. Ce truc me fait un drôle d’effet et je n’aime pas ça.
— Nous allons tous camper là-bas, dit Roland. Allons-y.
— Excellente idée, dit Eddie.