Alors qu’ils s’éloignaient de la boîte, le bruit de machine s’estompa peu à peu. Eddie sentit son emprise se relâcher, bien qu’il continuât de l’appeler à lui, de l’inviter à explorer les corridors sombres, les escaliers dressés, les chambres de la ruine où les araignées tissaient leur toile et où les cadrans de contrôle s’assombrissaient, l’un après l’autre.
Dans son rêve, cette nuit-là, Eddie marchait de nouveau le long de la 2e Avenue, en direction de la boutique de Tom et Gerry (Charcuterie fine et artistique) située au coin de la 46e Rue. Il passa devant un disquaire et entendit les Rolling Stones rugir dans les baffles :
Il continua sa route, passa devant une boutique baptisée Reflets de Toi entre la 49e Rue et la 48e Rue, et vit son reflet dans un des miroirs exposés en vitrine. Il avait l’air plus en forme qu’il ne l’avait été depuis des années, pensa-t-il — les cheveux un peu trop longs, certes, mais bronzé et respirant la santé. Quant à ses fringues… zéro. De la merde d’ours en bâtons. Blazer bleu, chemise blanche, cravate bordeaux, pantalon gris… jamais de sa vie il n’avait porté une tenue aussi BCBG.
Quelqu’un le secouait.
Eddie tenta de s’enfoncer plus profondément dans le rêve. Il ne voulait pas se réveiller. Pas avant d’être arrivé à la charcuterie fine, d’avoir ouvert la porte avec sa clé et d’avoir posé le pied dans le champ de roses. Il voulait revoir toute la scène — l’immense tapis écarlate, la voûte bleue du ciel où voguaient les grands vaisseaux-nuages blancs, et la Tour Sombre. Il redoutait les ténèbres qui vivaient dans ce pilier fabuleux, attendant de dévorer l’imprudent qui s’en approcherait trop près, mais il voulait quand même la revoir. Il avait besoin de la revoir.
Mais la main ne cessait de le secouer. Le rêve commença à s’assombrir et l’odeur des gaz d’échappement des voitures qui roulaient dans la 2e Avenue devint une odeur de feu de camp — une odeur ténue, le feu étant presque éteint.
C’était Susannah. Elle avait l’air terrifiée. Eddie s’assit et lui passa un bras autour de la taille. Ils avaient campé de l’autre côté du bosquet d’aulnes et on entendait le murmure du ruisseau qui traversait la clairière parsemée d’os. De l’autre côté des braises rougeoyantes de leur feu, Roland dormait. Son sommeil était agité. Il avait écarté sa couverture et remonté les genoux presque jusqu’à la poitrine. Ses pieds débottés semblaient blancs, frêles et vulnérables. Le gros orteil de son pied droit avait disparu, victime de l’homarstruosité qui lui avait également dévoré le majeur et l’index de la main droite.
Il répétait sans cesse la même phrase de sa voix gémissante. Au bout de quelques instants, Eddie se rendit compte que c’était la phrase qu’il avait prononcée avant de s’effondrer dans la clairière où Susannah avait abattu l’ours : Allez-vous-en. Il existe d’autres mondes que ceux-ci. Puis, après quelques instants de silence, il appelait le garçon : « Jake ! Où es-tu ? Jake ! »
Eddie fut empli d’horreur par la désolation et le désespoir qu’exprimait sa voix. Il serra Susannah dans ses bras et l’attira tout contre lui. Il la sentait frémir en dépit de la douceur de la nuit.
Le Pistolero roula sur lui-même. Ses yeux grands ouverts reflétèrent la lueur des étoiles.
— Jake, où es-tu ? hurla-t-il dans la nuit. Reviens !
— Bon Dieu… ça le reprend ! Qu’est-ce qu’on doit faire, Suzie ?
— Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que je ne pouvais pas rester toute seule à écouter ça. Il a l’air si lointain. Si loin de tout.
— Allez-vous-en, murmura le Pistolero en roulant sur lui-même pour reprendre sa position initiale. Il existe d’autres mondes.
Il resta silencieux quelques instants. Puis sa poitrine se souleva et il appela le garçon dans un long cri à vous glacer le sang. Non loin de là, dans la forêt, un grand oiseau s’envola à tire-d’aile vers une partie un peu moins agitée du monde.
— Tu n’as pas une idée ? demanda Susannah. (Ses yeux écarquillés étaient mouillés de larmes.) Peut-être qu’on devrait le réveiller ?
— Je ne sais pas.
Eddie vit le revolver du Pistolero, celui qu’il portait à sa hanche gauche. Reposant dans son étui, il était placé sur un carré de peau soigneusement plié, à portée de main de son propriétaire.
— Je n’oserai jamais, ajouta-t-il.
— Il va finir par devenir fou.
Eddie acquiesça.
— Qu’est-ce qu’on peut faire, Eddie ? Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Eddie n’en savait rien. Les antibiotiques avaient réussi à stopper l’infection causée par l’homarstruosité ; à présent, Roland brûlait de nouveau de fièvre, mais Eddie ne pensait pas qu’il existât un antibiotique capable de le guérir de l’infection dont il souffrait.
— Je ne sais pas. Viens t’étendre près de moi, Suzie.
Eddie s’enfouit avec elle sous une couverture et elle cessa de trembler au bout de quelques instants.
— S’il devient fou, il risque de s’attaquer à nous, dit-elle.
— Comme si je ne le savais pas.
Cette sinistre idée lui rappela l’ours — ses yeux rouges emplis de haine (et n’y avait-il pas aussi une lueur de confusion quelque part au fond de ces orbites rougeoyantes ?) et ses griffes meurtrières. Les yeux d’Eddie se posèrent sur le revolver, placé tout près de la main gauche du Pistolero, et il se souvint de la rapidité avec laquelle Roland avait abattu la chauve-souris mécanique qui fonçait sur eux. Sa main avait semblé se mouvoir plus vite que la lumière. Si le Pistolero devenait fou, et s’il dirigeait sa folie contre Susannah et contre lui, ils n’auraient aucune chance. Aucune.
Il enfouit son visage au creux du cou de Susannah et ferma les yeux.
Quelque temps après, Roland cessa de délirer. Eddie leva la tête et l’examina. Le Pistolero semblait de nouveau plongé dans un sommeil sans rêves. Eddie se tourna vers Susannah et vit qu’elle aussi s’était endormie. Il se rallongea à ses côtés, l’embrassa doucement sur le sein et ferma les yeux à son tour.
Pas si vite, mon vieux, se dit-il. Je parie que tu ne dormiras pas avant un long moment.
Mais ils avaient marché durant deux jours et Eddie était rompu de fatigue. Il dériva… dériva.
Je vais retrouver mon rêve, pensa-t-il en sombrant dans le sommeil. Je veux retourner sur la 2e Avenue… chez Tom et Gerry. C’est ça que je veux.
Mais le rêve ne revint pas cette nuit-là.
Ils mangèrent un petit déjeuner sommaire au lever du soleil, refirent leur paquetage, se le répartirent, puis retournèrent dans la clairière en forme de flèche. Elle semblait bien moins sinistre à la lumière du jour, mais tous trois prirent soin de ne pas trop s’approcher de la boîte métallique zébrée de noir et de jaune. Si Roland gardait un souvenir des cauchemars qui l’avaient hanté durant la nuit, il n’en laissait rien paraître. Il avait effectué les corvées matinales comme il le faisait toujours, dans un silence pensif et obstiné.