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— Eh bien, je suppose qu’il faut se mettre en route, dit-il. Même un périple de mille kilomètres commence par un premier pas, et toutes ces sortes de choses.

— Un instant, dit Susannah en se tournant vers Roland. Le voyage ne fera pas seulement mille kilomètres, n’est-ce pas ? Plus maintenant. Quelle distance allons-nous parcourir, Roland ? Cinq mille kilomètres ? Dix mille ?

— Je ne peux pas le dire. Ce sera très long.

— Alors comment va-t-on arriver au but tant que vous serez obligés de pousser ce putain de fauteuil ? On aura du pot si on fait cinq kilomètres par jour dans ces Drawers, et tu le sais parfaitement.

— La route est ouverte, dit patiemment Roland, et cela suffit pour le moment. L’heure viendra peut-être, Susannah Dean, où nous voyagerons plus vite que tu ne le crois.

— Ah ouais ? (Elle le regarda d’un air provocant et les deux hommes virent dans ses yeux une dangereuse lueur qui leur rappela Detta Walker.) T’as prévu une course de formule 1 ? Dans ce cas, ça serait sympa de sortir une route goudronnée de ta poche, bordel !

— La route et les moyens de transport que nous emprunterons finiront par changer. C’est toujours ainsi que ça se passe.

Susannah fit un geste de la main en direction du Pistolero : Cause toujours.

— Tu parles comme ma mère : « Attendons la manne de Dieu », elle disait toujours.

— Et ne l’avons-nous pas reçue ?

Elle le regarda en silence un long moment, surprise, puis rejeta la tête en arrière et éclata de rire à la face du ciel.

— Eh bien, tout dépend du point de vue d’où on se place. Tout ce que je peux dire, Roland, c’est que s’il nous a gratifiés de Sa manne jusqu’ici, je n’aimerais pas qu’il décide de nous laisser mourir de faim.

— Allez, fichons le camp, dit Eddie. Je ne veux pas rester ici une minute de plus. Cet endroit me met mal à l’aise.

C’était la vérité, mais ce n’était pas toute la vérité. Il était également impatient de fouler ce sentier caché, cette autoroute occulte. Chaque pas qu’il ferait le rapprocherait du champ de roses et de la Tour qui le dominait de sa masse. Il se rendit compte — non sans émerveillement — qu’il était résolu à voir la Tour… ou à périr à la tâche.

Félicitations, Roland, se dit-il. Tu as réussi. Je suis un converti. Que quelqu’un chante alléluia.

— Il y a un autre détail à régler avant de nous mettre en route.

Roland se pencha et dénoua la lanière passée autour de sa cuisse gauche. Puis il déboucla lentement son ceinturon.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Eddie.

Roland ôta son ceinturon et le lui tendit.

— Tu sais très bien pourquoi je fais ça, dit-il le plus posément du monde.

— Remets ton ceinturon, mec ! (Eddie sentit un horrible grouillement d’émotions s’agiter en lui ; sentit ses doigts trembler dans ses poings serrés.) Qu’est-ce que tu as donc dans la tête ?

— Je suis en train de perdre l’esprit morceau par morceau. Tant que la blessure qui est en moi ne sera pas guérie — si elle guérit jamais —, je ne serai pas digne de porter ceci. Et tu le sais parfaitement.

— Prends-le, Eddie, dit doucement Susannah.

— Si tu n’avais pas porté ce putain de ceinturon hier soir, quand cette chauve-souris m’a foncé dessus, c’est moi qui aurais perdu la tête, et pour de bon !

Le Pistolero resta muet et persista à lui tendre la seule arme qui lui restait. À en juger par la posture qu’il avait adoptée, il était prêt à attendre toute la journée si c’était nécessaire.

— D’accord ! s’écria Eddie. D’accord, bordel !

Il arracha le ceinturon de la main de Roland et le passa à la va-vite autour de sa taille. Il aurait dû se sentir soulagé, supposa-t-il — n’avait-il pas, quelques heures plus tôt, contemplé le revolver posé près de la main de Roland, se demandant ce qui arriverait si le Pistolero perdait vraiment les pédales ? Susannah et lui n’en avaient-ils pas discuté ? Mais ce n’était pas du soulagement qu’il éprouvait. C’était un mélange de peur, de honte, et de tristesse au-delà des larmes.

Il avait l’air si bizarre sans ses revolvers.

Si anormal.

— C’est bon ? Maintenant que les connards d’apprentis sont armés et que le maître est désarmé, on peut se mettre en route, s’il vous plaît ? Si une grosse bête surgit d’un buisson pour nous sauter dessus, Roland, tu pourras toujours la descendre d’un coup de couteau.

— Oh, oui, murmura-t-il. J’ai failli oublier.

Il attrapa le couteau dans sa bourse et le tendit à Eddie.

— C’est ridicule ! s’écria celui-ci.

— La vie est ridicule.

— Ouais, écris ça sur une carte postale et envoie-la au Reader’s Digest. (Eddie passa le couteau à sa ceinture d’un geste sec et jeta un regard de défi à Roland.) Et maintenant, on peut y aller ?

— Il y a encore une chose, dit Roland.

— Seigneur Dieu !

Les lèvres de Roland esquissèrent un sourire.

— C’était pour rire, dit-il.

Eddie en resta bouche bée. Près de lui, Susannah partit d’un nouveau rire. Le bruit monta dans le matin calme, aussi mélodieux que le chant d’un carillon.

31

Il leur fallut une bonne partie de la matinée pour sortir de la zone de destruction derrière laquelle l’ours s’était retranché, mais le Sentier du Rayon leur offrait un terrain praticable, et une fois qu’ils eurent laissé derrière eux arbres abattus et fourrés inextricables, ils se retrouvèrent dans la forêt profonde et adoptèrent une allure plus convenable. Le ruisseau qui prenait sa source dans la clairière coulait à leur droite. Il avait rencontré quelques affluents en chemin et son murmure avait gagné en gravité. Les animaux étaient plus nombreux dans ce coin — ils les entendaient s’affairer derrière le rideau des arbres — et ils aperçurent des cerfs à deux reprises. L’un d’eux, un mâle aux yeux vifs et au front chargé d’andouillers, semblait peser au moins cent cinquante kilos. Le ruisseau s’écarta de leur chemin lorsque celui-ci se remit à grimper. Et lorsque l’après-midi finissant laissa la place au crépuscule, Eddie vit quelque chose.

— Est-ce qu’on peut s’arrêter ici ? Souffler une minute ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Susannah.

— Oui, dit Roland. On peut s’arrêter.

Soudain, Eddie sentit de nouveau la présence d’Henry, comme un fardeau pesant sur ses épaules. Oh, regardez-moi ce petit chou ! Est-ce que le petit chou a vu quelque chose dans l’arbre ? Est-ce que le petit chou veut tailler quelque chose ? C’est ça ? Ohhh… c’est-y pas ADORABLE ?

— On n’est pas obligés de s’arrêter. Je veux dire, c’est pas grave. J’ai seulement…

— … vu quelque chose, acheva Roland. Quoi que ce soit, ferme ta grande gueule et va le chercher.

— Ce n’est rien.

Eddie sentit le sang monter à ses joues. Il essaya de détourner les yeux du frêne qu’il avait remarqué.

— Au contraire. C’est quelque chose dont tu as besoin, et ce n’est pas rien. Si tu en as besoin, Eddie, nous en avons tous besoin. Mais on n’a pas besoin d’un homme incapable de se défaire de l’encombrant fardeau de ses souvenirs.

Son sang s’échauffa encore plus. Le visage écarlate, Eddie s’abîma un long moment dans la contemplation de ses mocassins, persuadé que les yeux de bombardier de Roland avaient vu jusqu’au fond de son cœur.