— Eddie ? demanda Susannah, curieuse. Qu’est-ce que c’est, mon chéri ?
Sa voix lui donna le courage nécessaire. Il se dirigea vers le jeune frêne au tronc vertical et saisit le couteau de Roland passé à sa ceinture.
— Peut-être que ce n’est rien, marmonna-t-il, puis il se força à ajouter : Mais peut-être que c’est important. Si je ne me plante pas, peut-être que c’est foutrement important.
— Le frêne est un arbre très noble et très puissant, fit remarquer Roland.
Mais Eddie l’entendit à peine. La voix sarcastique d’Henry avait disparu ; sa honte avait disparu avec elle. Il ne pensait qu’à la branche qui avait attiré son attention. Elle s’enflait légèrement à sa jonction avec le tronc. C’était ce renflement de forme étrange qui l’intéressait.
Il croyait voir enfouie en lui la forme de la clé — la clé qu’il avait entraperçue dans le feu avant que la mâchoire en flammes ne lui dévoile la rose. Trois V inversés, celui du centre plus grand et plus large que les deux autres. Et le petit machin en forme de s au bout. C’était ça, le secret.
Une bouffée de rêve lui revint en mémoire : A-ce que châle, est-ce que chèque, t’inquiète pas, t’as la clé.
Peut-être, pensa-t-il. Mais cette fois-ci, il faut que j’en extraie la totalité. Cette fois-ci, je ne dois pas me contenter d’en extraire quatre-vingt-dix pour cent.
Il scia la branche avec un soin infini, puis en découpa l’extrémité. Il se retrouva avec un gros bâton de frêne long d’une vingtaine de centimètres. Il le sentait dans sa main, lourd et vital, bien vivant et prêt à dévoiler sa forme secrète… à un homme assez talentueux pour l’extirper et la façonner, bien sûr.
Était-il cet homme ? Et était-ce important ?
Eddie pensait que la réponse à ces deux questions était oui.
La main gauche du Pistolero se posa sur la main droite d’Eddie.
— Je pense que tu connais un secret.
— Peut-être.
— Peux-tu nous le confier ?
Il secoua la tête.
— Je crois qu’il est encore trop tôt.
Roland resta pensif quelques instants, puis hocha la tête.
— D’accord. Je veux te poser une question, et ensuite nous laisserons tomber ce sujet. Aurais-tu par hasard trouvé une solution susceptible de régler mon… mon problème ?
Jamais il ne me montrera plus clairement le désespoir qui est en train de le ronger, pensa Eddie.
— Je ne sais pas. Je ne peux pas le dire pour le moment. Mais je l’espère, mon vieux. Je l’espère de tout mon cœur.
Roland hocha de nouveau la tête et lâcha la main d’Eddie.
— Je te remercie. Le soir ne tombera pas avant deux heures… pourquoi n’en profiterions-nous pas ?
— OK !
Ils reprirent leur route. Roland poussait Susannah, et Eddie marchait devant eux, tenant dans sa main le bout de bois où était enfouie la clé. Il semblait puiser de sa proche chaleur, secrète et puissante.
Ce soir-là, après le souper, Eddie prit le couteau du Pistolero et se mit à tailler. La lame était extrêmement coupante et son fil ne semblait jamais s’émousser. Eddie travaillait à la lueur du feu, lentement, soigneusement, tournant et retournant le bâton de frêne dans ses mains, regardant les copeaux s’enrouler au-dessus de la lame qui progressait avec force et assurance.
Susannah, étendue les mains derrière la nuque, contemplait les étoiles qui tourbillonnaient dans le ciel de velours noir.
Roland, assis un peu plus loin, hors de portée de la lueur du feu, écoutait les voix de la folie monter dans son esprit en proie à la douleur et à la confusion.
Il y avait un garçon.
Il n’y avait pas de garçon.
Y avait.
N’y avait pas.
Y avait…
Il ferma les yeux, posa une main glacée sur son front brûlant, et se demanda dans combien de temps il craquerait comme une corde d’arc trop tendue.
Ô Jake ! pensa-t-il. Où es-tu ? Où es-tu ?
Et au-dessus des trois compagnons, le Vieil Astre et la Vieille Mère se levèrent, prirent leur place et se regardèrent de part et d’autre des débris stellaires de leur ancien mariage à jamais brisé.
II
LA CLÉ ET LA ROSE
John Chambers (dit Jake) passa trois semaines à lutter courageusement contre la folie qui montait en lui. Durant cette période, il se sentit dans la peau du dernier passager à bord d’un transatlantique, pompant comme un damné, s’efforçant d’empêcher le navire de couler jusqu’à ce que la tempête se calme, que le ciel s’éclaircisse, que les secours arrivent… des secours venus de quelque part. De n’importe où. Le 31 mai 1977, quatre jours avant les vacances d’été, il finit par accepter le fait que les secours n’arriveraient jamais. L’heure était venue de renoncer ; l’heure était venue de se laisser emporter par la tempête.
La goutte d’eau qui fit déborder le vase fut sa composition de fin d’année en anglais.
John Chambers, Jake pour les trois ou quatre garçons qui étaient presque ses amis (si son père avait eu vent de ce factoïde, il aurait sûrement piqué une crise), achevait sa sixième à l’École Piper. Il avait onze ans mais était petit pour son âge, et les gens qui le voyaient pour la première fois le croyaient souvent beaucoup plus jeune. En fait, on le prenait parfois pour une fille jusqu’au jour où, un ou deux ans plus tôt, il avait tellement insisté pour se faire couper les cheveux que sa mère avait fini par rendre les armes. Son père ne lui avait posé aucun problème, bien sûr. Il s’était contenté de décocher son sourire en acier inoxydable et de dire : Le gosse veut ressembler à un Marine, Laurie. Grand bien lui fasse.
Son père ne l’appelait jamais Jake, l’appelait rarement John. Pour son père, il était « le gosse », un point c’est tout.
L’été précédent (c’était l’été du Bicentenaire — les rues de New York étaient pleines de drapeaux et de banderoles, le port de New York était plein de grands vaisseaux), son père lui avait expliqué que Piper était, tout simplement, La Meilleure Putain d’École du Pays pour un Garçon de ton Âge. Le fait que Jake ait été admis dans cet auguste établissement n’avait rien à voir avec l’argent, expliqua Elmer Chambers… presque avec insistance. Il était farouchement fier de ce fait, même si Jake, en dépit de ses dix ans, avait soupçonné ledit fait de ne pas être entièrement véridique, de n’être qu’une connerie que son père avait transformée en fait à seule fin d’alimenter la conversation lors d’un dîner ou d’un cocktail : Mon gosse ? Oh, il est à Piper. La Meilleure Putain d’École du Pays pour un Gamin de son Âge. Ce n’est pas le fric qui vous permet d’y entrer, vous savez ; pour entrer à Piper, il faut en avoir dans la tête.
Jake savait parfaitement que, dans le chaudron qui servait d’esprit à Elmer Chambers, le carbone des souhaits et des opinions donnait souvent naissance à de gros diamants qu’il appelait des faits… ou, quand il était vraiment détendu, des « factoïdes ». Son expression préférée, qu’il employait souvent et toujours avec révérence, était Le fait est, et il ne manquait pas une occasion de la placer dans la conversation.