Je ne peux plus tenir très longtemps, pensa-t-il avec désespoir. Navré, mais je perds la boule. Je perds vraiment la boule.
M. Bissette avait aperçu Mme Franks. Il fit mine de s’éloigner, puis revint sur ses pas.
— Est-ce que tout va bien, John ? Vous m’avez paru préoccupé ces derniers temps. Troublé. Il y a quelque chose qui vous tracasse ?
Jake faillit succomber devant la gentillesse de son professeur, mais il imagina la tête que ferait M. Bissette s’il lui répondait : Oui. Il y a quelque chose qui me tracasse. Un petit factoïde vraiment préoccupant. Je suis mort, voyez-vous, et je suis allé dans un autre monde. Et puis je suis mort une seconde fois. Vous allez me dire que ce genre de truc est impossible, et vous aurez raison, bien sûr, et une partie de moi-même sait que vous aurez raison, mais la majeure partie de moi-même sait que vous aurez tort. C’est vraiment arrivé. Je suis vraiment mort.
S’il disait quelque chose dans ce genre, M. Bissette téléphonerait illico à Elmer Chambers, et le sanatorium de Sunnyvale ressemblerait à une partie de plaisir comparé à la discussion qu’il aurait avec son père au sujet des gosses qui perdent les pédales juste avant les examens de fin d’année. Les gosses qui font des trucs inaptes à alimenter la conversation lors d’un dîner ou d’un cocktail. Les gosses qui Se Laissent Aller.
Jake s’obligea à sourire à M. Bissette.
— Je me fais un peu de souci pour les examens, c’est tout.
M. Bissette lui fit un clin d’œil.
— Vous les passerez haut la main.
Mme Franks agita sa clochette pour signaler le début de l’assemblée. Le bruit poignarda les oreilles de Jake et lui traversa le cerveau de part en part comme une petite fusée.
— Venez, dit M. Bissette. Nous allons être en retard. On ne peut pas faire ça le premier jour des examens de fin d’année, n’est-ce pas ?
Ils passèrent devant Mme Franks et sa clochette. M. Bissette se dirigea vers la rangée baptisée le chœur de la faculté. Il y avait plein de noms ridicules de cet acabit à Piper ; l’auditorium s’appelait la salle commune, la pause déjeuner le raout, les élèves de quatrième et de troisième les supérieurs, et les sièges pliants placés près du piano (auquel Mme Franks réserverait bientôt un traitement analogue à celui qu’elle infligeait à sa clochette) formaient bien entendu le chœur de la faculté. Tout ça faisait partie de la tradition, supposait Jake. Un parent sachant que son rejeton participait à un raout dans la salle commune plutôt que de manger du hachis Parmentier à la cantine se voyait ainsi assuré que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes de l’éducation.
Il s’assit au fond de la salle et écouta distraitement les annonces du matin. La terreur qui habitait son esprit en permanence lui donnait l’impression d’être un écureuil condamné pour l’éternité à galoper dans sa cage. Et quand il essayait de songer à un avenir meilleur, il ne voyait que des ténèbres.
Le navire de sa raison était en train de sombrer.
M. Harley, le principal, monta sur l’estrade et fit un bref discours sur l’importance de l’examen de fin d’année, affirmant que les notes qu’ils obtiendraient leur permettraient de faire un nouveau pas sur la Grande Route de la Vie. Il leur dit que l’école comptait sur eux, que lui-même comptait sur eux, que leurs parents comptaient sur eux. Il n’alla pas jusqu’à leur dire que le monde libre comptait sur eux mais se débrouilla pour sous-entendre que tel était le cas. Il conclut son intervention en les informant que les cloches seraient silencieuses durant la semaine des examens (la première et la seule bonne nouvelle que Jake ait apprise ce matin-là).
Mme Franks, qui avait pris place devant le piano, martela une mélodie qui se voulait évocatrice. Les élèves, soixante-dix garçons et cinquante filles, tous vêtus avec une élégance et une sobriété reflétant le goût et la stabilité financière de leurs parents, se levèrent comme un seul homme et entonnèrent l’hymne de l’école. Jake se contenta de remuer les lèvres et pensa à l’endroit où il s’était réveillé après sa mort. Il s’était tout d’abord cru en enfer… et lorsque l’homme à la robe noire était arrivé, il en avait été certain.
Ensuite, bien sûr, était arrivé l’autre homme. Un homme que Jake avait presque fini par aimer.
Mais il m’a laissé tomber dans l’abîme, pensa-t-il. Il m’a tué.
Il sentit des gouttes de sueur perler sur sa nuque et entre ses omoplates.
Bon Dieu, quelle chanson de merde ! pensa Jake, et il s’aperçut soudain que son père l’aurait adorée.
La première heure de cours était consacrée à l’anglais, la seule discipline pour laquelle les élèves étaient dispensés d’examen. En guise d’épreuve de fin d’année, ils avaient dû rédiger une composition chez eux. Ils devaient rendre une copie tapée à la machine et longue de quinze cents à quatre mille mots. Le sujet imposé par Mme Avery était le suivant : Qu’est-ce que la vérité ? Leur note compterait pour vingt-cinq pour cent dans l’établissement de leur moyenne semestrielle.
Jake entra dans la classe et s’assit à la troisième rangée. Il n’y avait que onze élèves dans la salle. En septembre, lors de la journée d’orientation, M. Harley leur avait dit que Piper se targuait d’avoir les Classes les Moins Chargées de Toutes les Bonnes Écoles Privées de la Côte Est. Il avait tapé du poing sur son lutrin pour souligner son propos. Jake n’avait guère été impressionné, mais il avait transmis cette information à son père. Il pensait bien que celui-ci serait impressionné, et il ne s’était pas trompé.
Il ouvrit son cartable et en sortit délicatement la chemise bleue contenant sa composition. Il la posa sur son bureau dans l’intention de la relire une dernière fois, mais son attention fut attirée par la porte située à gauche de la salle. Cette porte donnait sur le vestiaire et elle était fermée ce jour-là car il faisait plus de 20 °C à New York et personne n’avait de manteau à y ranger. Le vestiaire ne contenait qu’une enfilade de cintres en cuivre et un tapis en caoutchouc pour y poser les bottes. Quelques cartons contenant des fournitures — craies, cahiers, etc. — étaient entreposés dans un coin.
Aucun intérêt.
Mais Jake quitta son siège, laissant la chemise fermée sur son bureau, et se dirigea vers la porte. Il entendait les murmures de ses condisciples qui relisaient une dernière fois leurs compositions en quête d’une faute d’orthographe ou de syntaxe, mais ils lui paraissaient infiniment lointains.
La porte revendiquait son entière attention.
Au cours des dix dernières journées, à mesure que les voix s’étaient mises à hurler dans son crâne, Jake était devenu de plus en plus fasciné par les portes — par toutes sortes de portes. Durant la semaine écoulée, il avait dû ouvrir celle de sa chambre cinq cents fois, et celle de la salle de bains mille fois ou plus. Chaque fois qu’il ouvrait une porte, il sentait une boule d’espoir et d’anticipation monter dans sa poitrine, comme si la réponse à tous ses problèmes se trouvait derrière telle ou telle porte, comme s’il allait la découvrir… un jour ou l’autre. Mais il ne voyait que le couloir, la salle de bains, l’entrée ou une pièce quelconque.