Выбрать главу

Le jeudi précédent, en rentrant de l’école, il s’était jeté sur son lit et s’était aussitôt endormi — le sommeil était apparemment le seul refuge dont il disposait désormais. Mais quand il s’était réveillé trois quarts d’heure plus tard, il était debout près de sa bibliothèque, occupé à dessiner une porte sur la tapisserie. Heureusement pour lui, il dessinait avec un crayon à papier et il avait réussi à gommer les traits les plus visibles.

Alors qu’il s’approchait du vestiaire, il ressentit de nouveau cet espoir irraisonné, persuadé que la porte ne donnait pas sur un placard obscur peuplé des seules senteurs persistantes de l’hiver — flanelle, gomme et fourrure mouillée —, mais sur un autre monde où il retrouverait son intégralité. Un faisceau de lumière éclatante transpercerait la salle de classe et il apercevrait des oiseaux volant dans un ciel bleu qui aurait la couleur

(de ses yeux)

d’un jean délavé. Le vent du désert lui ébourifferait les cheveux et sécherait la sueur qui maculait son front.

Il franchirait la porte et serait guéri.

Jake tourna le bouton et ouvrit la porte. Il ne vit que l’obscurité et une rangée de cintres étincelants. Un gant oublié depuis l’hiver dernier gisait près des piles de cahiers bleus dans le coin de la pièce.

Son cœur se serra et il eut une violente envie de se blottir dans ce placard obscur empli des senteurs amères d’hiver et de craie. Il allait pousser le gant et s’asseoir dans le coin, juste sous les cintres. Il s’assiérait sur le tapis de caoutchouc où les élèves posaient leurs bottes en hiver. Il allait s’asseoir là, s’enfoncer le pouce dans la bouche, se pelotonner, fermer les yeux et… et…

Et renoncer.

Cette idée — l’impression de soulagement qu’il ressentait à cette idée — était incroyablement séduisante. Elle sonnerait le glas de la terreur, de la confusion et de l’impression de dislocation qui l’avaient envahi. Car le pire, c’était bien ça ; cette impression persistante de vivre pour l’éternité dans un labyrinthe de miroirs.

Mais il y avait de l’acier dans Jake Chambers, tout comme il y en avait dans Eddie et dans Susannah. Et cet acier émit une lueur bleue qui éclaira les ténèbres de son esprit. Pas question de renoncer. La maladie qui l’affligeait risquait à plus ou moins long terme de triompher de sa raison, mais il ne lui ferait pas de quartier en attendant. Autant vendre son âme.

Jamais ! pensa-t-il farouchement. Jamais ! Jam…

— Quand vous aurez fini d’inventorier les fournitures du vestiaire, John, peut-être consentirez-vous à vous joindre à nous, dit Mme Avery de sa voix sèche et cultivée.

On entendit des gloussements lorsque Jake s’écarta de la porte du vestiaire. Mme Avery était debout derrière son bureau, ses longs doigts posés sur un buvard, et le regardait de ses yeux intelligents. Elle portait un tailleur bleu et ses cheveux étaient ramenés en chignon sur sa tête. Derrière elle, accroché au mur à sa place habituelle, Nathaniel Hawthorne lançait à Jake un regard sévère.

— Je vous demande pardon, marmonna Jake en refermant la porte.

Il fut aussitôt saisi par l’envie de la rouvrir, de vérifier une seconde fois qu’elle ne donnait pas sur un autre monde, un monde désertique écrasé par le soleil.

Au lieu de cela, il regagna sa place. Petra Jesserling lui lança un regard malicieux.

— Emmène-moi avec toi la prochaine fois, chuchota-t-elle. Comme ça, tu auras quelque chose à regarder.

Jake lui répondit par un sourire distrait et s’assit.

— Merci, John, dit Mme Avery de sa voix sempiternellement calme. À présent, avant que vous ne me rendiez vos compositions — qui, j’en suis persuadée, seront toutes excellentes, bien présentées et très précises —, j’aimerais vous donner la liste des livres que mes collègues et moi-même vous recommandons de lire durant l’été. J’aurais quelques mots à vous dire sur certains de ces excellents livres…

Tout en parlant, elle tendit à David Surrey une petite liasse de feuillets ronéotypés. David les distribua et Jake ouvrit sa chemise bleue pour jeter un dernier regard aux réponses qu’il avait bien pu donner à cette question essentielle : Qu’est-ce que la vérité ? Cela l’intéressait fort, car il ne se souvenait pas plus d’avoir rédigé sa composition qu’il ne se rappelait avoir étudié son français pour l’examen de fin d’année.

Il contempla la page de titre avec une sensation d’étonnement et de malaise mêlés. Les mots QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ ? par John Chambers étaient soigneusement tapés au centre de la page, et c’était très bien, mais pour une raison inconnue, il avait collé deux photos sous le titre. La première représentait une porte — il pensa qu’il devait s’agir de celle du 10 Downing Street à Londres —, la seconde un train Amtrak. C’étaient des photos en couleurs, de toute évidence découpées dans un magazine.

Pourquoi ai-je fait ça ? se demanda-t-il. Et quand ai-je fait ça ?

Il tourna la page et examina le début de sa composition, incapable de croire ou de comprendre ce qu’il voyait. Puis, à mesure que le choc laissait dans son esprit la place à une vague compréhension, l’horreur l’envahit insidieusement. C’était finalement arrivé ; il avait suffisamment perdu l’esprit pour que les autres puissent s’en rendre compte.

3
QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ ?
par John Chambers

Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière.

T.S. ELIOT (dit « Butch »)

Chacune de ses paroles était un mensonge,

Telle fut ma première pensée.

Robert BROWNING (dit « le Kid »)

Le Pistolero est la vérité.

Roland est la vérité.

Le Prisonnier est la vérité.

La Dame d’Ombres est la vérité.

Le Prisonnier et la Dame sont mariés. C’est la vérité.

Le relais est la vérité.

Le Démon qui Parle est la vérité.

Nous sommes allés sous les montagnes, et c’est la vérité.

Il y avait des monstres sous les montagnes. C’est la vérité.

L’un d’eux avait une pompe à essence Amoco entre les jambes et prétendait que c’était son pénis. C’est la vérité.

Roland m’a laissé mourir. C’est la vérité.

Je l’aime encore.

C’est la vérité.