— Et il est très important que vous lisiez tous Sa Majesté des mouches, disait Mme Avery de sa voix claire mais quelque peu éteinte. Et quand vous l’aurez lu, vous devrez vous poser certaines questions. Un bon roman ressemble souvent à une série de devinettes à tiroirs, et celui-ci est un très bon roman — un des meilleurs romans de la seconde moitié du XXe siècle. Demandez-vous d’abord quelle est la signification symbolique de la conque. Deuxièmement…
Loin. Très loin. Jake tourna la première page de sa composition d’une main tremblante, y laissant une tache de sueur.
Quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ? Quand elle est hors de ses gonds, et c’est la vérité.
Blaine est la vérité.
Blaine est la vérité.
Qu’est-ce qui a quatre roues et un million d’ailes ? Un camion à ordures grouillant de mouches, et c’est la vérité.
Blaine est la vérité.
Il faut surveiller Blaine en permanence, Blaine est peine, et c’est la vérité.
Je suis pratiquement sûr que Blaine est dangereux, et c’est la vérité.
Qu’est-ce qui est tout noir, tout blanc, tout rouge ? Un zèbre qui pique un fard, et c’est la vérité.
Blaine est la vérité.
Je veux retourner là-bas, et c’est la vérité.
Je dois retourner là-bas, et c’est la vérité.
Je vais devenir fou si je ne retourne pas là-bas, et c’est la vérité.
Je ne pourrai pas rentrer chez moi tant que je n’aurai pas trouvé une pierre une rose une porte, et c’est la vérité.
Tchou-tchou, et c’est la vérité.
Tchou-tchou. Tchou-tchou.
Tchou-tchou. Tchou-tchou. Tchou-tchou.
Tchou-tchou. Tchou-tchou. Tchou-tchou. Tchou-tchou.
J’ai peur. C’est la vérité.
Jake leva lentement les yeux. Son cœur battait si fort qu’il voyait danser devant lui une boule incandescente, comme l’image rémanente d’une ampoule, une ampoule qui clignotait à l’unisson de son rythme cardiaque titanesque.
Il vit Mme Avery tendant sa composition à ses parents. M. Bissette se tenait près d’elle, le visage grave. Il entendit Mme Avery dire de sa voix claire et pourtant quelque peu éteinte : Votre fils est gravement malade. Si vous avez besoin d’une preuve, jetez un coup d’œil à cette composition.
John n’est plus lui-même depuis environ trois semaines, ajouta M. Bissette. Il a parfois l’air terrifié et il a toujours l’air ahuri… il n’a plus sa tête à lui, si vous voyez ce que je veux dire. Je pense que John est fou… comprenez-vous[2] ?
Au tour de Mme Avery : Auriez-vous par hasard chez vous certaines substances hallucinogènes auxquelles John aurait pu avoir accès ?
Jake ne savait que vaguement ce qu’étaient les substances hallucinogènes, mais il savait que son père conservait plusieurs grammes de cocaïne dans le dernier tiroir de son bureau. Son père penserait sûrement qu’il avait fouillé dedans.
— À présent, laissez-moi vous dire quelques mots sur Catch 22, dit Mme Avery depuis son bureau. C’est un livre très difficile pour des jeunes gens de votre âge, mais vous le trouverez littéralement enchanteur si vous ouvrez votre esprit à son charme spécial. Vous pouvez considérer ce roman, si vous le voulez, comme une comédie surréaliste.
Je n’ai pas besoin de lire quelque chose comme ça, pensa Jake. Je suis déjà en train de vivre quelque chose comme ça, et ça n’a rien d’une comédie.
Il regarda la dernière page de sa composition. Il n’y figurait aucun mot. Mais il avait de nouveau collé une image sur le papier. C’était une photographie de la tour de Pise. Il avait noirci sa silhouette avec un crayon à papier. Les lignes sombres et sinueuses décrivaient d’extravagantes arabesques.
Il n’avait aucun souvenir de cette photo triturée.
Absolument aucun.
Il entendit à présent son père s’adresser à M. Bissette : Il est fou[3]. Oui, complètement fou. Un gosse qui gâche toutes ses chances de réussite dans une école comme Piper est FORCÉMENT fou, n’est-ce pas ? Eh bien… je vais m’occuper de ça. C’est mon boulot, après tout. La réponse, c’est Sunnyvale. Il a besoin de passer quelque temps à Sunnyvale, il pourra tresser des paniers d’osier et remettre de l’ordre dans son crâne. Ne vous inquiétez pas pour notre gosse, les amis ; il aura beau courir, il ne nous échappera pas.
Est-ce qu’on l’enverrait vraiment chez les cinoques s’il devenait évident que son ascenseur ne montait plus au dernier étage ? Jake pensait que la réponse était un oui franc et massif. Son père n’accepterait jamais d’abriter un dingue sous son toit. L’endroit où on l’enverrait ne s’appellerait peut-être pas Sunnyvale, mais il y aurait des barreaux aux fenêtres et des couloirs pleins d’hommes en blouse blanche et en souliers à semelles de crêpe. Ces hommes auraient des yeux vigilants, des muscles puissants et des seringues chargées de sommeil artificiel.
Ils diront à tout le monde que je suis parti, pensa Jake. (Un flot de panique réduisit provisoirement au silence les voix qui se querellaient dans son esprit.) Ils diront que je suis allé passer un an à Modesto, chez mon oncle et ma tante… ou que je suis allé en Suède pour apprendre la langue… ou que je suis parti réparer des satellites dans l’espace. Ma mère n’aimera pas ça… elle pleurera un peu… mais elle ne fera rien. Elle a ses petits amis pour la consoler, et puis elle fait toujours ce qu’il a décidé. Elle… ils… moi…
Il sentit un hurlement monter dans sa gorge et serra les lèvres pour le contenir. Il regarda de nouveau les arabesques noires qui grouillaient sur la photo de la tour de Pise et pensa : Je dois ficher le camp d’ici. Je dois ficher le camp tout de suite.
Il leva la main.
— Oui, John, qu’y a-t-il ?
Mme Avery le regardait de cet air légèrement exaspéré qu’elle réservait aux élèves qui l’interrompaient au milieu d’un exposé.
— Je souhaiterais sortir quelques instants, s’il vous plaît, dit Jake.
Nouvel exemple du Piper tel qu’on le parle. Les élèves de Piper n’avaient jamais besoin d’aller « au petit coin », de « se soulager », ni — Dieu les garde ! — de « couler un bronze ». Sans doute les considérait-on comme des êtres trop parfaits pour souiller de leurs déjections la Grande Route de la Vie. De temps en temps, ils demandaient la permission de « sortir quelques instants », un point c’est tout.