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Mme Avery soupira.

— Est-ce vraiment nécessaire ?

— Oui, m’dame.

— Très bien. Ne tardez pas.

— Non, m’dame.

Il ferma la chemise en se levant, la prit dans sa main, puis la reposa à contrecœur. Inutile. Mme Avery ne manquerait pas de se demander pourquoi il emportait sa composition aux toilettes. Il aurait dû sortir les pages compromettantes de la chemise et les fourrer dans sa poche avant de demander la permission de sortir. Trop tard.

Jake remonta l’allée en direction de la porte, laissant sa chemise sur le bureau et son cartable sous le bureau.

— J’espère que ça n’aura pas de mal à sortir, Chambers, murmura David Surrey en étouffant un rire.

— Fermez votre grande bouche, David, dit Mme Avery, de toute évidence complètement exaspérée, et toute la classe éclata de rire.

Jake arriva devant la porte donnant sur le couloir et sentit l’espoir l’envahir de nouveau lorsqu’il en tourna le bouton : Ça y est — cette fois-ci, ça y est. Je vais ouvrir cette porte et le soleil brillera sur le désert. Je sentirai un vent sec et brûlant sur mes joues. Je franchirai la porte et je ne reverrai plus jamais cette classe.

Il ouvrit la porte et ne vit que le couloir, mais il avait quand même raison sur un point : il ne revit plus jamais la classe de Mme Avery.

4

Il avança lentement le long du sombre couloir lambrissé, quelques gouttes de sueur sur le front. Il passa devant plusieurs salles, dont il se serait senti obligé d’ouvrir les portes s’il n’avait pas aperçu les élèves au travail derrière les fenêtres. Il jeta un coup d’œil sur la classe de français de M. Bissette et sur la classe de géométrie de M. Knopf. Ses condisciples étaient penchés sur leurs cahiers, un stylo à la main. Il jeta un coup d’œil sur la classe d’éloquence de M. Harley et vit Stan Dorfman — une de ses connaissances qui n’étaient pas tout à fait des amis — entamer son discours de fin d’année. Stan paraissait mort de peur, mais Jake aurait pu lui dire qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’était la peur — la vraie peur.

Je suis mort.

Non, je ne suis pas mort.

Si.

Non.

Si.

Non.

Il arriva devant une porte où était inscrit le mot FILLES. Il l’ouvrit, s’attendant à découvrir le ciel bleu, le désert, les montagnes à l’horizon. Au lieu de cela, il vit Belinda Stevens debout devant un lavabo, les yeux fixés sur la glace, affairée à s’extraire un point noir du front.

— Bon Dieu, qu’est-ce qui te prend d’entrer ici ? demanda-t-elle.

— Excuse-moi. Je me suis trompé de porte. Je croyais que c’était celle du désert.

— Hein ?

Mais il avait déjà lâché la porte et elle se refermait sans bruit. Il passa devant le distributeur d’eau et ouvrit la porte marquée GARÇONS. Cette fois-ci, c’était la bonne, il le savait, il en était sûr, cette porte allait lui permettre de retourner dans…

Trois urinoirs impeccables luisaient à la lumière fluorescente. Un robinet gouttait solennellement dans un lavabo. Et c’était tout.

Jake laissa la porte se refermer. Il regagna le couloir, ses talons claquant énergiquement sur le carrelage. Il jeta un coup d’œil dans le bureau du principal et n’y vit que Mme Franks. Elle parlait au téléphone, se balançant doucement sur son fauteuil et triturant une mèche de ses cheveux. La clochette couleur argent était posée près du combiné. Jake attendit qu’elle disparaisse à sa vue, puis passa vivement devant la porte. Trente secondes plus tard, il émergeait à la lumière claire de ce matin de mai.

Je fais l’école buissonnière, pensa-t-il. (La confusion qui l’habitait ne l’empêcha pas de s’émerveiller de la tournure imprévue que prenaient les événements.) Dans cinq ou dix minutes, Mme Avery remarquera que je ne suis pas revenu des toilettes, elle enverra quelqu’un y jeter un coup d’œil… et tout le monde sera au courant. Tout le monde saura que je suis parti, que je fais l’école buissonnière.

Il pensa à la chemise posée sur son bureau.

Ils vont lire ma composition et ils vont penser que je suis dingue. Fou[4]. Bien sûr. C’est normal. Je suis fou.

Puis une autre voix prit la parole. Il crut reconnaître la voix de l’homme aux yeux de bombardier, l’homme qui portait deux revolvers sur ses hanches. Cette voix était glaciale… mais néanmoins quelque peu rassurante.

Non, Jake, dit Roland. Tu n’es pas fou. Tu es perdu et terrifié, mais tu n’es pas fou, et tu n’as rien à craindre de ton ombre au matin marchant derrière toi ni de ton ombre le soir surgie à ta rencontre. Tu dois trouver le chemin qui te reconduira chez toi, voilà tout.

— Mais où dois-je aller ? murmura Jake.

Il était sur le trottoir de la 50e Rue, entre Park Avenue et Madison Avenue, et regardait filer les voitures. Un bus passa en crachotant un mince sillage de fumée bleue et âcre.

— Où dois-je aller ? Où est cette putain de porte ?

Mais la voix du Pistolero s’était tue.

Jake tourna à gauche, en direction du Fleuve Oriental, et avança à l’aveuglette. Il n’avait aucune idée de sa destination — pas la moindre idée. Il ne pouvait qu’espérer que ses pieds l’y conduiraient… après l’avoir tant de fois égaré.

5

C’était arrivé trois semaines plus tôt.

On ne peut pas dire : Tout avait commencé trois semaines plus tôt, car cela donnerait l’impression qu’il y avait eu une sorte de progression et ce serait inexact. Il y avait bien eu une progression dans le comportement des voix, qui s’étaient faites de plus en plus violentes à mesure qu’elles proclamaient la véracité de leurs réalités contradictoires, mais le reste était arrivé d’un seul coup.

Il est 8 heures du matin quand il part pour l’école — il va toujours à l’école à pied quand il fait beau, et il fait un temps superbe en ce mois de mai. Son père est parti pour la Chaîne, sa mère est encore au lit, et Mme Greta Shaw est en train de lire le New York Post en buvant un café à la cuisine.

— Au revoir, Greta, lui dit-il. Je vais à l’école.

Elle le salue de la main sans lever les yeux de son journal.

— Bonne journée, Johnny.

Le train-train quotidien. Un jour comme les autres.

Et le train-train continue de rouler pendant les quinze cents secondes suivantes. Puis tout change de façon irrémédiable.

Il marche d’un pas nonchalant, son sac dans une main et son déjeuner dans l’autre, s’attarde devant les vitrines. Sept cent vingt secondes avant la fin de sa vie telle qu’il l’a connue, il s’arrête devant la vitrine de Brendio’s, où des mannequins vêtus de manteaux de fourrure et de tenues édouardiennes prennent des poses un peu raides. Il ne pense qu’aux parties de bowling qui l’attendent après les cours. Son score moyen est de 158, un score exceptionnel pour un gosse de onze ans. Il a pour ambition de devenir un jour un joueur professionnel (et si son père avait connaissance de ce petit factoïde, il piquerait une autre crise).

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4

En français dans le texte (N.d.T.)