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On se rapproche à présent — on se rapproche du moment où sa raison va subir une soudaine éclipse.

Il traverse la 39e Rue : plus que quatre cents secondes. Il attend le feu vert à la 41e Rue : deux cent soixante-dix secondes. Il s’arrête devant le magasin de jouets au coin de la 5e Avenue et de la 42e Rue : cent quatre-vingt-dix secondes. Et alors qu’il ne lui reste qu’un peu plus de trois minutes d’existence ordinaire, Jake Chambers pénètre dans l’ombre invisible de cette force que Roland appelle ka-tet.

Une étrange sensation de malaise l’envahit insidieusement. Tout d’abord, il a l’impression qu’on l’observe, puis il se rend compte que ce n’est pas ça… pas exactement. Il a l’impression d’avoir déjà vécu ce moment ; de revivre un rêve qu’il a en grande partie oublié. Il attend que ça passe, mais la sensation persiste. Et elle se fait même plus forte, s’enrichit d’un sentiment qu’il reconnaît comme étant de la terreur.

Devant lui, au coin de la 5e Avenue et de la 43e Rue, un Noir coiffé d’un canotier installe un stand de bretzels et de sodas.

C’est lui qui va crier : « Ô mon Dieu, il l’a tué ! », pense Jake.

Une grosse dame portant un sac Bloomingdale’s s’approche du coin de la rue.

Elle va lâcher son sac. Elle va lâcher son sac, porter ses mains à sa bouche et pousser un hurlement. Le sac va se déchirer. Il y a une poupée dans le sac. Elle est enveloppée dans une serviette rouge. Je la verrai depuis la chaussée. La chaussée sur laquelle je serai allongé, le pantalon imbibé de sang, au milieu d’une mare de sang.

Derrière la grosse dame, il y a un homme de haute taille vêtu d’un costume gris anthracite. Il tient un attaché-case à la main.

C’est lui qui va vomir sur ses souliers. C’est lui qui va lâcher son attaché-case et vomir sur ses souliers. Qu’est-ce qui m’arrive ?

Mais ses pieds le conduisent vers le carrefour, vers la chaussée que les piétons traversent d’un pas vif. Quelque part derrière lui, de plus en plus près, il y a un prêtre assassin. Il le sait, tout comme il sait que le prêtre va bientôt tendre les mains pour le pousser… mais il est incapable de se retourner. C’est comme s’il était piégé par un cauchemar où les choses suivent leur cours inéluctable.

Plus que cinquante-trois secondes. Devant lui, le vendeur de bretzels ouvre un compartiment dans sa carriole.

Il va en sortir une bouteille de Yoo-Hoo, pense Jake. Pas une boîte, une bouteille. Il va l’agiter et la boire aussitôt.

Le vendeur de bretzels sort une bouteille de Yoo-Hoo, l’agite vigoureusement et la décapsule.

Plus que quarante secondes.

Le feu va passer au vert.

Le signal PASSEZ PIÉTONS disparaît. Le signal ATTENDEZ PIÉTONS se met à clignoter. Et quelque part, à moins de deux pâtés de maisons de là, une grosse Cadillac bleue roule vers le croisement de la 5e Avenue et de la 43e Rue. Jake le sait, tout comme il sait que son conducteur est un homme obèse coiffé d’un chapeau de la même couleur que sa voiture.

Je vais mourir !

Il veut hurler ces mots aux passants qui se bousculent autour de lui sans le voir, mais ses mâchoires sont bloquées. Ses pieds le conduisent sereinement vers le croisement. Le signal ATTENDEZ PIÉTONS cesse de clignoter et resplendit de sa couleur rouge vif. Le vendeur de bretzels jette sa bouteille de Yoo-Hoo dans une poubelle au coin de la rue. La grosse dame se plante de l’autre côté de la chaussée, face à Jake, tenant son sac par les poignées. L’homme au costume anthracite est juste derrière elle. Plus que dix-huit secondes à présent.

C’est là qu’arrive le camion de jouets, pense Jake.

Devant lui, une fourgonnette sur laquelle sont peints un diable jovial jaillissant de sa boîte et les mots TOOKER JOUETS EN GROS franchit le croisement à vive allure, rebondissant sur les nids-de-poule. Derrière lui, et Jake le sait, l’homme en noir accélère l’allure, se rapproche de lui, tend vers lui ses longues mains. Mais il est incapable de se retourner, tout comme dans ces rêves où vous êtes poursuivi par un monstre.

Cours ! Et si tu ne peux pas courir, assieds-toi et accroche-toi à un panneau de stationnement interdit ! Empêche ça d’arriver !

Mais il est incapable d’empêcher quoi que ce soit. Devant lui, au bord du trottoir, il y a une jeune femme vêtue d’un pull blanc et d’un chemisier noir. À sa gauche, un jeune Chicano avec une énorme radio collée à l’oreille. Un tube disco de Donna Summer est en train de s’achever. Il sera suivi par Dr Love, de Kiss, et Jake le sait.

Ils vont s’écarter…

Alors même qu’il pense ces mots, la femme fait un pas sur sa droite. Le Chicano fait un pas sur sa gauche, et un espace se crée entre eux. Les pieds de Jake, ces traîtres, l’y conduisent. Plus que neuf secondes.

En bas de la rue, le soleil éclatant de ce mois de mai se reflète sur le bouchon de radiateur d’une Cadillac. C’est une Sedan de Ville modèle 1976 et Jake le sait. Six secondes. La Cadillac accélère. Le feu va bientôt passer au rouge et son conducteur, l’homme obèse au chapeau orné d’une petite plume, a l’intention de le prendre de vitesse. Trois secondes. Derrière Jake, l’homme en noir se penche. « Love to Love You, Baby » s’achève et la radio passe à présent « Dr Love ».

Deux.

La Cadillac change de file, rasant le trottoir sur lequel Jake se tient un peu plus loin, et fonce vers le croisement, calandre rugissante.

Un.

Le souffle de Jake se bloque dans sa gorge.

Zéro.

— Oh ! s’écrie Jake lorsque les mains le poussent violemment, le poussent sur la chaussée, le poussent vers la mort…

Sauf qu’il n’y a pas de mains.

Il chancelle quand même, agitant les bras, la bouche ouverte sur un O de désespoir. Le Chicano à la grosse radio tend la main, l’agrippe par le bras et le tire en arrière.

— Fais gaffe, petit héros, dit-il. Ces bagnoles vont te transformer en hamburger.

La Cadillac passe lentement devant lui. Jack aperçoit l’obèse au chapeau bleu qui lui jette un coup d’œil, puis la voiture disparaît.

C’est à ce moment-là que c’est arrivé ; c’est à ce moment-là qu’il s’est déchiré en deux, qu’il est devenu deux petits garçons. Le premier agonisait sur la chaussée. Le second se tenait sur le trottoir et regardait, stupéfait, le signal ATTENDEZ PIÉTONS laisser la place au signal PASSEZ PIÉTONS, les gens traverser la rue comme si rien ne s’était passé… et rien ne s’était passé, rien du tout.

Je suis vivant ! s’écria une moitié de son esprit avec soulagement.

Je suis mort ! lui répliqua l’autre moitié. Je suis étendu sur la chaussée et je suis mort ! Ils se rassemblent autour de moi et l’homme en noir qui m’a poussé leur dit : « Je suis prêtre. Laissez-moi passer. »

Un flot de nausée envahit son esprit et transforma ses pensées en nuages effilochés par le vent. Il vit la grosse dame s’approcher et jeta un coup d’œil dans son sac quand elle passa près de lui. Il aperçut les yeux bleus d’une poupée enveloppée dans une serviette rouge, tout comme il s’y était attendu. Puis elle disparut. Le vendeur de bretzels ne criait pas Ô mon Dieu, il est mort ; il continuait à s’installer pour la journée tout en sifflotant la chanson de Donna Summer que beuglait la radio du Chicano.