Elle grommela.
— Tu as des copies à me montrer ? Dans ce cas, dépêche-toi. Je suis en retard pour préparer le souper.
— Non, je n’ai rien aujourd’hui.
Il sortit de l’office, se servit un soda, puis alla dans la salle de séjour. Il alluma la télé et regarda Hollywood Squares d’un œil distrait pendant que les voix reprenaient leur querelle et que les souvenirs de l’autre monde continuaient à faire surface dans son esprit.
Sa mère et son père ne remarquèrent rien d’anormal — son père ne rentra du travail qu’à 21 h 30 — et ça lui convenait parfaitement. Il alla se coucher à 22 heures et resta étendu dans les ténèbres, écoutant les bruits de la ville montant à sa fenêtre : klaxons, sirènes et coups de frein.
Tu es mort.
Mais non. Tu es couché dans ton lit, bien à l’abri et bien en vie.
Aucune importance. Tu es mort, et tu le sais parfaitement.
Et le pire, c’est qu’il savait que les deux voix avaient raison.
Je ne sais pas laquelle de vous deux je dois croire, mais je sais que je ne tiendrai pas le coup longtemps si vous continuez comme ça. Alors taisez-vous, toutes les deux. Arrêtez de vous disputer et laissez-moi tranquille. D’accord ? S’il vous plaît ?
Mais les voix ne voulaient pas se taire. Ne pouvaient pas se taire, apparemment. Et Jake eut soudain l’idée de se lever — tout de suite — et d’ouvrir la porte de la salle de bains. L’autre monde se trouvait derrière elle. Il y aurait le relais et il y aurait aussi le reste de lui-même, blotti sous une vieille couverture dans un coin de l’étable, essayant de dormir et se demandant ce qui avait bien pu lui arriver.
Je peux le lui dire, pensa Jake, tout excité. Il rejeta ses couvertures, soudain persuadé que la porte qui se trouvait à côté de sa bibliothèque ne donnait plus sur la salle de bains mais sur un monde qui sentait la chaleur, l’armoise et l’effroi dans une poignée de poussière, un monde qui gisait à présent à l’ombre des ailes de la nuit. Je peux le lui dire, mais je n’en aurai pas besoin… parce que je serai EN lui… je SERAI lui !
Il traversa en courant sa chambre obscure, si soulagé qu’il se mit presque à rire, et ouvrit la porte en grand. Et…
Et c’était sa salle de bains. Rien que sa salle de bains, avec le poster encadré de Marvin Gaye sur le mur et sur le carrelage les lignes d’ombre et de lumière du store vénitien.
Il resta là un long moment, s’efforçant de ravaler sa déception. Elle refusa de se laisser faire. Et elle était amère.
Amère.
Les trois semaines suivantes s’étirèrent dans la mémoire de Jake comme une désolation brûlée par le soleil — des terres perdues de cauchemar où la paix, le calme et le répit étaient inconnus. Tel un prisonnier impuissant observant une ville mise à sac, il avait vu son esprit succomber peu à peu sous le poids des voix et des souvenirs spectraux. Il avait espéré que ses souvenirs parallèles disparaîtraient lorsque l’homme nommé Roland l’avait laissé choir dans l’abîme sous les montagnes, mais ils n’en avaient rien fait. Toute la séquence avait recommencé depuis le début, comme une bande magnétique programmée pour passer en boucle jusqu’à ce qu’elle se casse ou que quelqu’un vienne interrompre son déroulement.
Les perceptions qu’il avait de sa vie plus ou moins réelle de jeune garçon new-yorkais se firent de plus en plus éparses à mesure que le schisme s’élargissait dans son esprit. Il se rappelait être allé à l’école durant la semaine, au cinéma le week-end, et à un brunch dominical avec ses parents une semaine plus tôt (ou était-ce deux semaines plus tôt ?), mais il se souvenait de ces événements comme une personne atteinte de malaria se souvient des phases les plus dramatiques de son affection : les gens devenaient des ombres, leurs voix se superposaient, et il lui fallait lutter pour manger un sandwich ou pour prendre un Coca au distributeur du gymnase. Jake avait vécu ces journées dans une brume peuplée de voix querelleuses et de souvenirs dédoublés. L’obsession que lui inspiraient les portes — toutes sortes de portes — s’était aggravée ; l’espoir qu’il avait de trouver le monde du Pistolero derrière l’une d’elles avait persisté. Ce qui n’avait rien d’étrange, car c’était le seul espoir qui lui restait.
Mais à partir d’aujourd’hui, le jeu avait pris fin. De toute façon, il n’avait jamais eu une chance de le gagner. Il avait renoncé. Il faisait l’école buissonnière. Jake s’avança dans le réseau serré des rues de New York, la tête basse, ne sachant ni où il allait ni ce qu’il ferait une fois parvenu à destination.
Vers 9 heures, il finit par reprendre ses esprits et par jeter un coup d’œil autour de lui. Il se trouvait au coin de Lexington Avenue et de la 54e Rue et n’avait aucune idée sur la façon dont il était arrivé là. Il remarqua pour la première fois que le temps était absolument superbe. Il faisait déjà beau le 9 mai, le jour où sa folie avait pris naissance, mais il faisait dix fois plus beau aujourd’hui — peut-être était-ce aujourd’hui que le printemps allait apercevoir derrière lui l’été prêt à lui piquer la place, un sourire éclairant son visage bronzé et sûr de lui. Le soleil se reflétait avec éclat sur les vitres des buildings ; les ombres des piétons étaient d’un noir profond. Le ciel était d’un bleu sans reproche, parsemé çà et là de gros nuages de beau temps.
Un peu plus loin, deux hommes d’affaires en costume de bonne coupe se tenaient debout devant une palissade érigée autour d’un chantier. Ils riaient aux éclats et se passaient quelque chose. Curieux, Jake se dirigea vers eux et, une fois qu’il se fut rapproché, se rendit compte que les deux hommes d’affaires jouaient au morpion sur la palissade, dessinant grilles, X et O avec un stylo Mark Cross des plus coûteux. Jake fut littéralement enchanté de ce spectacle. L’un des deux hommes inscrivit un O dans le coin supérieur droit de la grille, puis traça une diagonale sur celle-ci.
— Encore battu ! s’exclama son ami.
Puis cet homme, qui ressemblait à un cadre supérieur, à un avocat ou à un agent de change, s’empara du stylo et dessina une autre grille.
Le gagnant tourna légèrement la tête et aperçut Jake. Il lui sourit.
— Belle journée, pas vrai, gamin ?
— Oh oui, dit Jake, émerveillé de sa propre sincérité.
— Trop belle pour aller à l’école, hein ?
Cette fois-ci, Jake éclata franchement de rire. Piper, ce lieu où on assistait à un raout plutôt que d’aller à la cantoche et où on sortait parfois quelques instants mais où on ne chiait jamais, lui semblait soudain lointain et insignifiant.
— Pour ça oui !
— Tu veux faire une partie ? Ce vieux Billy n’arrivait jamais à me battre quand on allait à l’école et il n’y arrive toujours pas aujourd’hui.
— Laisse ce gamin tranquille, dit le second homme d’affaires en brandissant le stylo. Cette fois-ci, je vais t’avoir.
Il fit un clin d’œil à Jake, et celui-ci fut fort surpris de lui lancer un autre clin d’œil en réponse. Il reprit sa route, laissant les deux hommes à leur jeu. Il avait de plus en plus l’impression que quelque chose de merveilleux allait arriver — avait peut-être déjà commencé à arriver —, et on aurait dit que ses pieds ne touchaient plus le trottoir.
Le signal PASSEZ PIÉTONS apparut et il commença à traverser Lexington Avenue. Il s’arrêta si brutalement au milieu de la chaussée qu’un coursier à bicyclette faillit le renverser. Il faisait un temps superbe — d’accord. Mais ce n’était pas pour cette raison qu’il se sentait si bien, si conscient de tout ce qui se passait autour de lui, si certain qu’il allait se passer quelque chose de fantastique.