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— Ah bon ?

Le ton de sa voix était encore gentiment taquin, mais Roland savait qu’il virerait à la méchanceté s’il n’intervenait pas. Elle était tendue, prête à bondir, les griffes déjà à moitié sorties.

— Eh non, dit-il du même ton narquois. (Il esquissa à son tour un sourire dénué de toute trace d’humour.) Susannah, tu te rappelles les ’culés d’culs blancs ?

Son sourire commença à s’effacer.

— Les ’culés d’culs blancs d’Oxford Town ?

Son sourire avait disparu.

— Tu te rappelles ce que les ’culés d’culs blancs vous ont fait, à toi et à tes amis ?

— Ce n’était pas moi, dit-elle. C’était une autre femme.

Ses yeux avaient un éclat terne et maussade. Il détestait cet air qu’elle prenait, tout en l’appréciant à sa juste mesure. C’était l’air qui convenait, l’air qui lui disait que le feu avait pris et allait bientôt se communiquer aux plus grosses bûches.

— Si. C’était toi. Que ça te plaise ou non, c’était Odetta Susannah Holmes, fille de Sarah Walker Holmes. Ce n’était pas celle que tu es, mais celle que tu étais. Tu te souviens des tuyaux d’arrosage, Susannah ? Tu te souviens de leurs dents en or, les dents en or que tu as vues quand ils vous ont tabassés à coups de tuyau, toi et tes amis ? Les dents en or que tu voyais luire quand ils riaient ?

Elle lui avait parlé de ces choses, et de bien d’autres, au cours de longues nuits passées près du feu de camp. Le Pistolero n’avait pas tout compris, mais il avait quand même écouté avec attention. Et il n’avait pas oublié. La douleur est un outil, après tout. Parfois le meilleur de tous.

— Qu’est-ce qui te prend, Roland ? Pourquoi tu me reparles de toutes ces conneries ?

La lueur de ses yeux était à présent dangereuse ; Roland repensa aux yeux du placide Alain lorsqu’il était poussé à bout.

— Les cailloux que tu vois là sont ces hommes, dit-il doucement. Les hommes qui t’ont séquestrée dans une cellule où ils t’ont abandonnée au milieu de tes déjections. Les hommes qui jouaient de la matraque et lâchaient leurs chiens féroces. Les hommes qui t’ont traitée de connasse de négresse.

Il les désigna, l’un après l’autre.

— Celui-ci t’a pincé le sein et a éclaté de rire. Celui-ci a dit qu’il valait mieux vérifier que tu n’avais rien planqué dans ton cul. Celui-ci t’a traitée de guenon en robe à cinq cents dollars. Celui-ci n’arrêtait pas de taper sa matraque contre les barreaux jusqu’à ce que tu aies l’impression de devenir folle. Celui-ci a traité ton ami Léon de pédé gauchiste. Et celui-ci, Susannah, c’est Jack Mort.

« Les voilà. Ces cailloux-là. Ces hommes-là.

Elle avait le souffle court à présent, sa poitrine se soulevait et se rabaissait à un rythme saccadé sous le ceinturon lourdement chargé du Pistolero. Elle ne le regardait plus ; ses yeux s’étaient posés sur les cailloux constellés de mica. Derrière eux, à une certaine distance de la clairière, un arbre se brisa et s’effondra. Absorbés par le jeu qui n’en était plus un, aucun d’eux n’y prêta attention.

— Ah ouais ? souffla-t-elle. Vraiment ?

— Vraiment. Maintenant, récite ta leçon, Susannah Dean, et sois sincère.

Cette fois-ci, les mots churent de ses lèvres comme autant de glaçons. Sa main droite, posée sur l’accoudoir de son fauteuil roulant, tremblait doucement à la manière d’un moteur au ralenti.

— Je ne vise pas avec ma main ; celle qui vise avec sa main a oublié le visage de son père.

« Je vise avec mon œil.

— Bien.

— Je ne tire pas avec ma main ; celle qui tire avec sa main a oublié le visage de son père.

« Je tire avec mon esprit.

— Il en a toujours été ainsi, Susannah Dean.

— Je ne tue pas avec mon arme ; celle qui tue avec son arme a oublié le visage de son père.

« Je tue avec mon cœur.

— Alors TUE-LES, au nom de ton père ! hurla Roland. TUE-LES TOUS !

La main droite de Susannah parcourut à la vitesse de l’éclair la distance qui séparait l’accoudoir de la crosse du six-coups. L’arme jaillit de son étui, sa main gauche descendit vers le percuteur et le releva à six reprises, aussi vive et aussi gracieuse que l’aile d’un oiseau-mouche. Six détonations retentirent au-dessus de la vallée et cinq cailloux disparurent en un clin d’œil.

Durant quelques instants, aucun d’eux ne parla — aucun d’eux ne respira, sembla-t-il — et les échos des coups de feu rebondirent sur les falaises en perdant de leur intensité. Même les corbeaux étaient muets, du moins pour le moment.

Le Pistolero brisa le silence d’une voix atone et pourtant étrangement emphatique.

— C’est très bien.

Susannah regarda le revolver comme si elle ne l’avait jamais vu. Une volute de fumée montait de son canon, parfaitement verticale dans l’air immobile et silencieux. Puis, lentement, elle rangea l’arme dans l’étui placé sous sa poitrine.

— C’est bien, mais ce n’est pas parfait, dit-elle finalement. J’en ai raté un.

— Tu crois ?

Roland alla jusqu’au rocher et prit l’unique caillou qui s’y trouvait. Il lui jeta un coup d’œil, puis le lança à Susannah.

Elle l’attrapa de la main gauche ; sa main droite ne s’écarta pas de la crosse du revolver, constata-t-il avec satisfaction. Elle tirait mieux, plus naturellement qu’Eddie, mais elle avait appris cette leçon-là moins vite que lui. Si elle s’était trouvée à leurs côtés lors de la fusillade chez Balazar, peut-être aurait-elle progressé plus vite. Mais elle avait fini par apprendre. Elle examina le caillou et y vit un sillon profond d’à peine un millimètre.

— Tu n’as fait que l’effleurer, dit Roland en revenant près d’elle, mais ça suffit parfois lors d’un affrontement. Si tu effleures un tireur, tu l’empêches de bien viser… (Il s’interrompit.) Pourquoi me regardes-tu comme ça ?

— Tu ne le sais pas, n’est-ce pas ? Tu ne le sais vraiment pas ?

— Non. Ton esprit m’est souvent fermé, Susannah.

Il n’y avait aucune nuance d’excuse dans sa voix et Susannah secoua la tête, exaspérée. Les fluctuations soudaines de sa personnalité irritaient parfois Roland ; elle était également irritée par le fait qu’il disait toujours exactement ce qu’il pensait. C’était l’homme le plus littéral qu’elle ait jamais rencontré.

— D’accord, fit-elle, je vais te dire pourquoi je te regarde comme ça, Roland. Parce que tu m’as joué un sale tour. Tu m’as dit que tu ne me giflerais pas, que tu ne pouvais pas me gifler, même si je ratais complètement mon coup… mais ou bien tu m’as menti ou alors tu es un imbécile, et je sais que tu n’es pas un imbécile. Les gifles ne se donnent pas toujours avec la main, comme pourraient en témoigner tous les hommes et toutes les femmes de ma race. Il existe un dicton dans mon pays : « Les bâtons et les pierres me briseront les os… »

— « … mais les moqueries ne me blesseront jamais », acheva Roland.

— Ce n’est pas tout à fait ça, mais ça s’en rapproche. Peu importe, c’est quand même une connerie. Ce n’est pas pour rien qu’on dit que certaines paroles sont blessantes. Tes paroles m’ont fait mal Roland — est-ce que tu vas rester planté là et prétendre que tu ne t’en doutais pas ?