Les voix s’étaient tues.
Elles ne s’étaient pas tues pour de bon — il le savait confusément —, mais, pour le moment, elles s’étaient tues. Pourquoi ?
Jake pensa soudain à deux hommes en train de se quereller dans une pièce. Ils sont assis l’un en face de l’autre et leur discussion est de plus en plus échauffée. Au bout d’un certain temps, ils se penchent l’un vers l’autre, tendent leurs visages belliqueux, s’arrosent mutuellement de postillons furibonds. Ils en viendront bientôt aux mains. Mais c’est alors qu’ils entendent un battement régulier — le bruit d’une grosse caisse —, suivi par un jaillissement de cuivres. Les deux hommes se taisent et échangent un regard intrigué.
Qu’est-ce que c’est ? demande le premier.
Je ne sais pas, répond l’autre. On dirait un défilé.
Ils se précipitent vers la fenêtre, et c’est un défilé — une fanfare en uniforme dont les membres marchent au pas tandis que le soleil fait chanter leurs trompettes et leurs cors, de jolies majorettes lançant leurs bâtons et agitant leurs longues jambes bronzées, des cabriolets couverts de fleurs et remplis de célébrités souriantes.
Les deux hommes oublient leur querelle et regardent par la fenêtre. Ils recommenceront tôt ou tard à se disputer, bien sûr, mais pour l’instant on dirait les meilleurs amis du monde ; épaule contre épaule, ils regardent passer le défilé…
Un coup de klaxon mit fin à la petite histoire que se racontait Jake, une petite histoire aussi vivante qu’un rêve dans son esprit. Il s’aperçut qu’il était toujours planté au milieu de Lexington Avenue et que le feu était passé au vert. Il jeta un regard terrifié autour de lui, persuadé que la Cadillac bleue allait lui foncer dessus, mais le type qui avait klaxonné était assis au volant d’une Mustang jaune et il avait un large sourire aux lèvres. On aurait dit que tous les habitants de New York avaient reçu une dose d’euphorisants ce jour-là.
Jake salua le conducteur de la Mustang et traversa en courant. Le type posa un doigt sur sa tempe pour lui faire comprendre qu’il était cinglé, puis lui rendit son salut et s’en fut.
Jake resta quelques instants immobile sur le trottoir, le visage offert au chaud soleil de mai, souriant et appréciant le beau temps. Les prisonniers condamnés à la chaise électrique devaient ressentir le même soulagement en apprenant qu’ils venaient de bénéficier d’une remise de peine, pensa-t-il.
Les voix s’étaient tues.
Quel défilé avait bien pu les distraire, même temporairement ? Telle était la question. Était-ce tout simplement la beauté peu ordinaire de ce matin de printemps ?
Jake ne le pensait pas. Il ne le pensait pas parce qu’il sentait monter en lui un étrange savoir, celui-là même qui l’avait possédé corps et âme trois semaines plus tôt, lorsqu’il était arrivé au coin de la 5e Avenue et de la 46e Rue. Mais le 9 mai, il avait su que sa mort était proche. Aujourd’hui, il ressentait la présence d’un rayonnement, une impression de bonheur et d’anticipation. C’était comme si… comme si…
Blanc. Tel fut le mot qui lui vint à l’esprit, et il résonna dans sa tête avec des accords chaleureux et triomphants.
— C’est le Blanc ! s’exclama-t-il. L’avènement du Blanc !
Il descendit la 54e Rue et, lorsqu’il arriva au coin de la 2e Avenue, il passa une nouvelle fois à l’ombre du ka-tet.
Il tourna à droite, puis s’arrêta et rebroussa chemin jusqu’au coin de la rue. Il devait descendre la 2e Avenue, oui, cela ne faisait aucun doute, mais il était du mauvais côté de la chaussée. Lorsque le feu passa au rouge, il traversa la rue en courant et tourna de nouveau à droite. Cette impression, cette idée de
(blancheur)
justesse se fit plus insistante. Il se sentait à moitié fou de joie et de soulagement. Tout irait bien. Cette fois-ci, pas d’erreur. Il était sûr qu’il allait bientôt voir des gens qu’il reconnaîtrait, tout comme il avait reconnu la grosse dame et le vendeur de bretzels, et ces gens-là feraient des choses dont il se souviendrait avant de les avoir vues. Puis il arriva devant la librairie.
Les mots RESTAURANT SPIRITUEL DE MANHATTAN étaient peints sur la vitrine. Jake se dirigea vers la porte. On y avait accroché une ardoise du type de celles qu’on emploie dans les restaurants et les cantines.
Jake entra, conscient du fait que, pour la première fois depuis trois semaines, il venait d’ouvrir une porte sans espérer trouver derrière un autre monde. Une clochette tinta au-dessus de sa tête. L’odeur légèrement épicée des vieux livres parvint à ses narines et lui donna l’impression de rentrer chez lui.
La librairie était bel et bien aménagée comme un restaurant. Les murs étaient couverts d’étagères croulant sous les livres, mais le centre de la boutique était occupé par un long comptoir. D’un côté de celui-ci étaient placées des petites tables entourées de chaises de cafétéria. Chacune de ces tables proposait les articles figurant au menu : des romans de Travis McGee écrits par John D. MacDonald, des romans de Philip Marlowe écrits par Raymond Chandler et des romans de Snopes écrits par William Faulkner. Près de ceux-ci était placée une petite pancarte : Éditions originales disponibles — nous consulter. Une seconde pancarte, posée sur le comptoir, disait tout simplement : FEUILLETEZ ! C’était ce que faisaient deux ou trois clients, assis au comptoir et buvant un café. Jake pensa aussitôt que cette librairie était la plus formidable qu’il eût jamais vue.
La question était la suivante : qu’est-ce qui l’avait conduit ici ? Était-ce la chance, ou bien était-ce l’impression persistante qu’il avait de suivre une piste — une sorte de rayon — que lui seul était destiné à trouver ?
Il jeta un coup d’œil aux livres posés sur une table toute proche et la réponse lui apparut aussitôt.
C’étaient des livres pour enfants. Comme la table n’était pas très grande, il n’y avait dessus qu’une dizaine de volumes — Alice au pays des merveilles, Bilbo le Hobbit, Les Aventures de Tom Sawyer et quelques autres du même acabit. Celui qui avait attiré l’attention de Jake était un livre d’images de toute évidence destiné à un très jeune public. Sur sa couverture d’un vert criard figurait une locomotive anthropomorphe qui gravissait une colline. Son chasse-buffles (d’une belle couleur rose) était en fait un large sourire et son phare était un œil jovial qui semblait inviter Jake Chambers à ouvrir le livre et à lire son histoire. Charlie le Tchou-tchou, tel était son titre, histoire et dessins de Beryl Evans. Jake revit en esprit sa composition de fin d’année, la photo d’un train Amtrak collée sur sa première page, les mots tchou-tchou qui y revenaient à plusieurs reprises.