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Il attrapa le livre et le serra dans ses mains, comme s’il risquait de s’envoler sans crier gare. Lorsqu’il en examina la couverture, il s’aperçut qu’il se méfiait du sourire de Charlie le Tchou-tchou. Tu as l’air bien content, mais je pense que ce n’est qu’un masque, songea-t-il. Je ne pense pas que tu sois vraiment content. Et je ne pense pas non plus que tu t’appelles vraiment Charlie.

C’étaient là des pensées un peu dingues, sans aucun doute, mais elles ne lui semblaient pas dingues. Elles lui semblaient bien sensées. Elles lui semblaient refléter la vérité.

À côté de l’endroit où on avait posé Charlie le Tchou-tchou se trouvait un livre de poche en mauvais état. Sa couverture déchirée avait été rafistolée avec du Scotch jauni par l’âge. On y voyait un garçon et une fille, l’air très intrigué, une forêt de points d’interrogation au-dessus de leurs têtes. Ce livre s’intitulait Tradéridéra, Devine-moi ! Le nom de son auteur n’était pas mentionné.

Jake glissa Charlie le Tchou-tchou sous son bras et attrapa le recueil de devinettes. Il l’ouvrit au hasard et vit ceci :

Quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ?

— Quand elle est hors de ses gonds, murmura Jake. (Il sentit la sueur perler à son front… sur ses bras… sur tout son corps.) Quand elle est hors de ses gonds !

— Tu as trouvé quelque chose, fiston ? demanda une voix douce.

Jake se retourna et vit un gros homme vêtu d’une chemise blanche à col ouvert qui se tenait debout à l’extrémité du comptoir. Ses mains étaient enfouies dans les poches de son vieux pantalon de toile. Une paire de lunettes demi-lune était perchée sur le dôme brillant de son crâne chauve.

— Oui, dit Jake, tout excité. Ces deux livres. Est-ce qu’ils sont à vendre ?

— Tout ce que tu vois ici est à vendre, dit l’homme. L’immeuble lui-même serait à vendre s’il m’appartenait. Hélas ! je n’en suis que le locataire.

Il tendit la main et Jake hésita un instant à lui donner les livres. Puis il se décida à contrecœur. Une partie de lui-même s’attendait à voir le gros homme s’enfuir avec les bouquins, et si cela se produisait — si le gros homme faisait seulement mine de s’enfuir —, Jake était prêt à le plaquer au sol, à lui arracher les livres et à se tirer. Il avait besoin de ces livres.

— Bien, regardons ça de plus près, dit le gros homme. Au fait, je m’appelle Tower. Calvin Tower.

Il tendit la main.

Les yeux de Jake s’écarquillèrent et il recula d’un pas par pur réflexe.

— Quoi ?

Le gros homme l’examina avec un certain intérêt.

— Calvin Tower. Lequel de ces deux mots est une injure dans ta langue, ô vagabond hyperboréen ?

— Hein ?

— Tu ressembles à quelqu’un à qui on vient de mettre la main au panier.

— Oh ! Excusez-moi. (Il serra la grosse patte de M. Tower, espérant que celui-ci n’insisterait pas. Son nom l’avait fait sursauter, mais il ne savait pas pourquoi.) Je m’appelle Jake Chambers.

Calvin Tower lui serra la main avec enthousiasme.

— C’est un nom qui sonne bien, partenaire. On dirait le nom d’un héros de western — l’étranger qui arrive un beau jour à Black Fork, Arizona, qui nettoie la ville et puis qui reprend sa route. Un roman de Wayne D. Overholser, peut-être. Sauf que tu ne ressembles pas à un héros, Jake. Tu ressembles à un gamin qui a décidé qu’il faisait trop beau pour aller à l’école.

— Oh… non. Les cours sont finis depuis vendredi dernier.

Tower eut un large sourire.

— Ouais. Bien sûr. Et tu veux ces deux bouquins, hein ? C’est bizarre, les trucs que les gens achètent. Toi, quand je t’ai vu faire un bond tout à l’heure, j’aurais juré que tu étais un fan de Robert E. Howard prêt à me marchander une de ces superbes éditions publiées par Donald M. Grant — celles avec les illustrations de Roy Krenkel. Épée dégoulinante de sang, cuisses musclées, Conan le Barbare se taille un chemin parmi les hordes stygiennes.

— Ça a l’air chouette. Mais je voudrais ces livres pour les offrir à… euh, à mon petit frère. C’est son anniversaire la semaine prochaine.

Calvin Tower fit descendre ses lunettes sur son nez d’un coup de pouce et examina Jake de plus près.

— Vraiment ? Tu ressembles pourtant à un fils unique. Un fils unique, oui, un gamin qui sèche les cours pour profiter de la verte robe de Mlle Mai avant que n’arrive M. Juin et son canotier jaune.

— Pardon ?

— Peu importe. Je me sens toujours l’âme d’un poète quand vient le joli mois de mai. Les gens sont bizarres mais intéressants, Tex… pas vrai ?

— Sans doute, dit prudemment Jake.

Il ne savait pas s’il trouvait cet homme aimable ou irritant.

Un des lecteurs installés au comptoir pivota sur son tabouret. Il tenait une tasse de café dans une main et un exemplaire pourri de La Peste dans l’autre.

— Arrête de casser les pieds à ce gamin et vends-lui ces fichus bouquins, Cal, dit-il. On a encore le temps de finir cette partie d’échecs avant la fin du monde, à condition que tu te presses un peu.

— Je suis congénitalement incapable de me presser, dit Cal, mais il ouvrit Charlie le Tchou-tchou et scruta le prix inscrit au crayon rouge sur la page de garde. Ce n’est pas une rareté, mais il est en bon état. Les gosses ont pour habitude de massacrer les livres qu’ils aiment. Je devrais en exiger douze dollars…

— Bandit de grand chemin, dit le lecteur de La Peste.

L’homme assis à côté de lui éclata de rire. Calvin Tower ne leur prêta aucune attention.

— … mais je n’ai pas le cœur à te demander une somme pareille par une telle journée. Il te coûtera sept dollars. Plus la taxe de vente, bien sûr. Quant au recueil de devinettes, je te l’offre. Un cadeau de ma part à ce jeune garçon assez sage pour seller son cheval et partir pour les territoires le dernier jour du printemps.

Jake sortit son portefeuille et l’ouvrit avec anxiété, redoutant de n’avoir que trois ou quatre dollars en poche. Mais la chance était de son côté. Il avait un billet de cinq dollars et trois billets d’un dollar. Il les tendit à Tower, qui les enfouit machinalement dans une de ses poches, sortant de l’autre de la petite monnaie.

— Ne te presse pas, Jake. Maintenant que tu es là, viens par ici et bois un peu de café. Tes yeux vont s’ouvrir tout grands quand je réduirai à néant la minable défense de Kiev concoctée par Aaron Deepneau.

— Tu peux toujours courir, dit le lecteur de La Peste — Aaron Deepneau, sans aucun doute.

— J’aimerais bien, mais je ne peux pas. Je… je dois aller quelque part.