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— Très bien. Tant que ce n’est pas à l’école.

Jake eut un large sourire.

— Non… pas à l’école. Là règne la folie.

Tower partit d’un rire homérique et remonta ses lunettes au sommet de son crâne.

— Pas mal ! Pas mal du tout ! Peut-être que la nouvelle génération n’est pas destinée à l’enfer, après tout. Aaron, qu’est-ce que tu en dis ?

— Oh que si, elle est destinée à l’enfer, répliqua Aaron. Ce gamin n’est que l’exception qui confirme la règle. Peut-être.

— Ne fais pas attention à ce vieux cynique, dit Calvin Tower. Reprends ta route, ô vagabond hyperboréen. J’aimerais bien avoir dix ou onze ans, moi aussi, avec une si belle journée devant moi.

— Merci pour les livres, dit Jake.

— Il n’y a pas de quoi. On est là pour ça. Reviens nous voir un de ces jours.

— Ça me ferait plaisir.

— Eh bien, tu sais où on est.

Oui, pensa Jake. Si seulement je savais où je suis.

14

Aussitôt sorti de la librairie, il ouvrit le recueil de devinettes à la première page, où se trouvait une courte introduction non signée :

« La devinette est peut-être le plus ancien de tous les jeux de société. Les dieux et les déesses de la mythologie grecque se posaient souvent des devinettes et des énigmes, et celles-ci étaient utilisées dans la Rome antique comme outils pédagogiques. On trouve plusieurs excellentes devinettes dans la Bible. Une des plus célèbres est celle que Samson posa le jour de son mariage avec Dalila :

« De celui qui mange est sorti ce qui se mange

« Et du fort est sorti le doux [5]

« Il soumit cette devinette à plusieurs de ses jeunes invités, persuadé qu’ils seraient incapables de la résoudre. Mais ils attirèrent Dalila à l’écart et elle leur donna la réponse. Furieux, Samson fit exécuter les jeunes tricheurs — comme vous le voyez, les devinettes étaient une affaire sérieuse dans l’Antiquité !

« Au fait, la réponse de la devinette de Samson — et de toutes les devinettes contenues dans ce livre — figure en fin de volume. Mais nous vous demandons de faire un effort pour les résoudre avant de jeter un coup d’œil à la solution ! »

Jake tourna les pages, sachant ce qu’il trouverait à la fin du livre avant même d’y être parvenu. Derrière la page intitulée SOLUTIONS, il n’y avait que la trace d’un cahier déchiré. Les réponses avaient été arrachées.

Il réfléchit durant quelques instants. Puis, obéissant à une impulsion qui n’en était peut-être pas une, il fit demi-tour et rentra dans le Restaurant Spirituel de Manhattan.

Calvin Tower leva les yeux de son échiquier.

— Tu as finalement décidé de boire un café, ô vagabond hyperboréen ?

— Non. Je voulais vous demander si vous connaissiez la solution d’une devinette.

— Je t’écoute, dit Tower en avançant un pion.

— C’est Samson qui l’a posée. Le costaud dans la Bible. Elle dit…

— « De celui qui mange est sorti ce qui se mange, dit Aaron Deepneau en se tournant vers Jake. Et du fort est sorti le doux. » C’est ça ?

— Oui, dit Jake. Comment la connaissez…

— Oh, j’ai pas mal roulé ma bosse. Écoute ça.

Il rejeta la tête en arrière et chanta d’une voix mélodieuse :

Un jour le grand Samson affronta un lion Il sauta sur le dos du fauve d’un seul bond. Les griffes du lion sont armes meurtrières, Mais Samson s’agrippa à la bête rétive ! Il chevaucha le lion jusqu’à ce que mort s’ensuive, Et les abeilles firent du miel dans sa crinière.

Aaron cligna des yeux, puis s’esclaffa devant l’air surpris de Jake.

— Est-ce que cela répond à ta question, mon ami ?

Jake ouvrait de grands yeux émerveillés.

— Waouh ! Quelle chouette chanson ! Où l’avez-vous apprise ?

— Oh, Aaron les connaît toutes, intervint Tower. Il glandait autour de Bleecker Street avant que Bob Dylan ait appris à tirer un accord de sa Hohner. Enfin, c’est ce qu’il dit.

— C’est un vieux negro-spiritual, dit Aaron à Jake, puis il se tourna vers Tower : Au fait, échec au roi, mon gros.

— Pas pour longtemps, dit Tower.

Il déplaça son fou. Aaron s’empressa de le prendre. Tower marmonna quelque chose entre ses dents. Jake crut entendre le mot enfoiré.

— La réponse est donc un lion, dit Jake.

Aaron secoua la tête.

— Ce n’est que la moitié de la réponse. L’énigme de Samson est à double détente, mon ami. L’autre moitié de la réponse est le miel. Tu as compris ?

— Oui, je crois.

— D’accord, alors en voilà une autre.

Aaron ferma les yeux quelques instants, puis récita :

Qui va son cours, mais ne marche point Qui a une bouche, mais ne dit rien Qui a un lit, mais n’y dort point, Qui a des bras, mais pas de mains ?

— Gros malin, grommela Tower.

Jake réfléchit quelques instants, puis secoua la tête. Il aurait bien aimé chercher à résoudre cette énigme — ces devinettes étaient à la fois charmantes et fascinantes —, mais il avait l’impression qu’il ne devait pas s’attarder, qu’il avait autre chose à faire dans la 2e Avenue.

— Je donne ma langue au chat.

— Oh non, dit Aaron. On peut s’avouer vaincu par une devinette moderne. Mais les vraies devinettes ne sont pas seulement des blagues, mon petit — ce sont des énigmes. Réfléchis encore un peu à celle-ci. Si tu ne trouves pas la solution, ça te fera une excuse pour revenir nous voir. Et si tu as besoin d’une autre excuse, ce gros malin de Calvin fait un excellent café.

— D’accord, dit Jake. Merci. Au revoir.

Mais lorsqu’il sortit de la libraire, il acquit soudain la certitude qu’il ne remettrait jamais les pieds au Restaurant Spirituel de Manhattan.

15

Jake descendit la 2e Avenue, serrant ses nouveaux achats dans sa main gauche. Il essaya d’abord de réfléchir à la devinette — qui a un lit, mais n’y dort point ? — , mais une sensation d’anticipation chassa bientôt cette question de son esprit. Ses sens paraissaient plus aiguisés que jamais ; il voyait des millions de particules étincelantes enchâssées dans le trottoir, sentait un millier de parfums chaque fois qu’il respirait, semblait entendre des bruits secrets à moitié étouffés par le brouhaha de la rue. Il se demanda si ce n’était pas le genre d’impressions que ressentaient les chiens avant une tempête ou un tremblement de terre, et pensa que tel était certainement le cas. Mais il était également persuadé que ce qui l’attendait n’avait rien de maléfique, qu’il allait vivre un événement dont la nature compenserait l’horreur qu’il avait vécue trois semaines plus tôt.

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5

Juges, XIV, 14. Traduction œcuménique, Le Livre de Poche. (N.d.T.)