Et à mesure qu’il s’approchait du lieu où se déciderait son destin, il voyait en esprit les choses qu’il allait faire durant les minutes suivantes.
Un clochard va me mendier un peu d’argent et je vais lui donner la monnaie que m’a rendue M. Tower. Et il y aura un magasin de disques. La porte sera ouverte pour faire entrer un peu d’air frais et j’entendrai les Rolling Stones quand je passerai devant elle. Et j’apercevrai mon reflet dans une vitrine pleine de miroirs.
La circulation était encore fluide sur la 2e Avenue. Les taxis jouaient du klaxon et faisaient du slalom entre les voitures et les camions trop lents à leur gré. Le soleil printanier étincelait sur leurs pare-brise et sur leurs carrosseries jaunes. Alors qu’il attendait que le feu passe au rouge, Jake vit le clochard au coin de la 52e Rue. Il était adossé au mur de brique d’un petit restaurant, et Jake vit que celui-ci s’appelait Marna Chow-chow.
Tchou-tchou, pensa-t-il. Et c’est la vérité.
— T’as pas un peu d’fric ? demanda le clochard avec lassitude.
Jake jeta sa monnaie dans la main tendue sans même la regarder. Il entendait les Rolling Stones, comme prévu :
En passant devant le magasin de disques, il vit — sans la moindre surprise — qu’il s’appelait Tower of Power[6].
Les tours n’étaient pas chères aujourd’hui, semblait-il.
Jake poursuivit sa route et les panneaux indiquant les noms des rues semblèrent flotter au-dessus de lui comme dans un rêve. Entre la 49e et la 48e Rue, il passa devant une boutique baptisée Reflets de Toi. Il tourna la tête et aperçut une douzaine de Jake dans les miroirs, comme prévu — une douzaine de garçons plutôt petits pour leur âge, une douzaine de garçons soigneusement vêtus : blazer bleu, chemise blanche, cravate bordeaux, pantalon gris. Il n’existait pas d’uniforme officiel à Piper, mais cette tenue était ce qui se rapprochait le plus d’un uniforme officieux.
Comme l’école lui semblait loin, à présent.
Soudain, Jake sut quelle était sa destination. On aurait dit qu’une merveilleuse source fraîche venait de jaillir dans son esprit. C’est une charcuterie fine, pensa-t-il. Du moins en apparence. En fait, c’est tout autre chose — c’est une porte sur un autre monde. Le monde. Son monde. Le bon monde.
Il se mit à courir en regardant droit devant lui. Le feu de la 47e Rue était vert, mais il l’ignora, bondit sur la chaussée et traversa les bandes blanches en jetant un vague regard sur sa gauche. Un camion de plombier pila dans un crissement de pneus pour l’éviter.
— Hé ! Ça va pas, la tête ? cria le chauffeur, mais Jake ne l’entendit pas.
Plus qu’un pâté de maisons.
Il se mit à sprinter comme un beau diable. Sa cravate flottait sur son épaule ; ses cheveux étaient rejetés en arrière ; ses mocassins martelaient le trottoir. Il ignorait les regards — tantôt amusés, tantôt simplement curieux — que lui jetaient les passants, tout comme il avait ignoré les cris du plombier.
C’est ici — au coin de la rue. À côté de la papeterie.
Un livreur vêtu d’un uniforme sombre poussait un chariot empli de paquets. Jake tendit les bras et franchit l’obstacle d’un bond. Le pan de sa chemise blanche jaillit de son pantalon et flotta comme un jupon sous son blazer. Il toucha terre et faillit entrer en collision avec un landau poussé par une jeune Portoricaine. Jake le contourna comme un joueur de rugby se jouant du pack adverse et filant à l’essai.
— Il y a le feu quelque part, mon mignon ? lui demanda la jeune femme, mais Jake l’ignora, elle aussi.
Il passa en courant devant la vitrine de la papeterie où s’amoncelaient stylos, agendas et calculettes.
La porte ! pensa-t-il, extatique. Je vais la voir ! Et est-ce que je vais rester planté devant comme un débile ? Oh que non ! Je vais la franchir sans m’arrêter, et si elle est fermée, je vais l’abattre et passer quand m…
Puis il vit ce qu’il y avait au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue et il finit par s’arrêter — il glissa sur les talons de ses mocassins, en fait. Il resta immobile au milieu du trottoir, les poings serrés, le souffle court, le front couvert de cheveux poisseux de sueur.
— Non, gémit-il. Non !
Mais ce refus quasi frénétique était impuissant à altérer la nature de ce qu’il voyait, à savoir rien du tout. Il n’y avait rien à voir, excepté une petite palissade entourant un terrain vague empli de détritus et de mauvaises herbes.
L’immeuble qui se dressait auparavant sur ce terrain avait été démoli.
Jake resta planté devant la palissade pendant deux bonnes minutes, examinant le terrain vague de ses yeux vitreux. La commissure de ses lèvres était agitée de tics. Il sentait son espoir, sa certitude absolue, s’évaporer peu à peu. Elle était remplacée par le désespoir le plus profond et le plus amer qu’il ait jamais connu.
Encore une fausse alerte, se dit-il une fois que le choc se fut suffisamment dissipé pour qu’il puisse commencer à reprendre ses esprits. Encore une fausse alerte, encore une impasse, encore un puits sec. Maintenant, les voix vont se remettre à parler, et moi, je crois bien que je vais me mettre à hurler. Et c’est très bien comme ça. Parce que j’en ai marre de lutter. J’en ai marre de devenir fou. Si c’est à ça que ressemble la folie, alors qu’on en finisse, qu’on m’emmène à l’hôpital, qu’on me fasse une piqûre pour m’assommer. Je renonce. Je suis au bout du rouleau — c’est fini.
Mais les voix ne se manifestèrent pas — du moins pas encore. Et lorsqu’il commença à réfléchir à ce qu’il voyait, il se rendit compte que le terrain vague n’était pas complètement vide, après tout. Au milieu du chiendent et des détritus se dressait une pancarte :
Bientôt ? Peut-être… mais Jake avait des doutes. Les lettres de la pancarte avaient pâli et elle était un peu de guingois. Un tagueur du nom de BANGO SKANK avait apposé sa marque en bleu fluorescent sur le dessin censé représenter la Résidence de la Baie de la Tortue. Jake se demanda si le projet avait été retardé ou tout simplement annulé. Il se rappela une conversation téléphonique entre son père et son conseiller financier durant laquelle le premier avait fortement déconseillé au second d’investir dans l’immobilier. « Je me fous des avantages fiscaux ! avait-il hurlé (pour autant que Jake pouvait en juger, son père adoptait toujours le même ton pour parler affaires — la cocaïne qu’il planquait dans son tiroir y était sans doute pour quelque chose). Quand on t’offre un poste de télé pour t’encourager à venir examiner des plans, il y a forcément anguille sous roche ! »