Выбрать главу

Finalement, lorsque sa véritable nature leur apparut, ils cessèrent d’essayer de le tuer. C’était, bien entendu, un démon incarné — ou l’ombre d’un dieu. Ils l’appelèrent Mir, ce qui signifiait dans la langue du Vieux Peuple : « le monde en dessous du monde ». Il mesurait plus de vingt mètres de haut et, après avoir régné plus de dix-huit siècles sur les Bois du Couchant, il se mourait. Peut-être la cause première de sa mort était-elle un micro-organisme présent dans sa provende ; peut-être était-ce la vieillesse ; il s’agissait plus probablement d’une combinaison des deux. Peu importait la cause ; le résultat — une colonie de parasites dévorants en expansion rapide dans son cerveau fabuleux — ne faisait aucun doute. Après des années de lucidité brutale et calculatrice, Mir était devenu fou.

L’ours savait qu’il y avait de nouveau des hommes dans sa forêt ; il régnait sur cette forêt et, en dépit de son immensité, rien de ce qui s’y produisait d’important n’échappait très longtemps à son attention. S’il s’était tenu à l’écart des nouveaux venus, ce n’était pas parce qu’il les craignait mais parce qu’il n’avait rien à faire avec eux, ni eux avec lui. Puis les parasites s’étaient mis à l’œuvre et, à mesure que sa folie s’accroissait, il avait acquis la certitude que le Vieux Peuple était revenu, que les poseurs de pièges, les brûleurs d’arbres étaient revenus et allaient bientôt se livrer à leurs bonnes vieilles activités stupides et malicieuses. Gisant dans sa dernière tanière, à une cinquantaine de kilomètres du lieu où les nouveaux venus s’étaient établis, plus malade à l’aube qu’il ne l’avait été au crépuscule, il en était venu à croire que le Vieux Peuple avait enfin trouvé une arme efficace : le poison.

Cette fois-ci, il ne venait pas se venger d’une blessure bénigne, il venait les exterminer jusqu’au dernier avant que le poison n’eût raison de lui… et toute pensée déserta son esprit lorsqu’il se mit en route. Il n’avait conscience que de sa rage écarlate, du bourdonnement éraillé de la chose plantée sur sa tête — la chose qui tournait entre ses oreilles et qui avait jadis fait son travail dans un silence apaisant — et de son odorat étonnamment développé qui le conduisait droit sur le camp des trois pèlerins.

L’ours, dont le nom n’était pas Mir mais tout autre chose, s’avançait dans la forêt comme un building en marche, une tour velue aux yeux d’un brun rougeoyant. Ces yeux luisaient de fièvre et de démence. Son énorme tête, à présent ornée d’une guirlande d’aiguilles de pin et de branches cassées, ne cessait de dodeliner. De temps en temps, il éternuait dans une explosion étouffée — AT-CHOUM ! — et des nuages de parasites blancs et grouillants se déversaient de ses narines. Ses pattes, qui se terminaient par des griffes longues d’un mètre, déchiquetaient les arbres devant lui. Il marchait droit, laissant des traces profondes dans l’humus noir. Il empestait le baumier frais et la vieille merde.

La chose plantée sur sa tête bourdonnait et couinait, couinait et bourdonnait.

La trajectoire de l’ours était presque rectiligne : une ligne droite qui le conduirait au camp de ceux qui avaient osé revenir dans sa forêt, qui avaient osé emplir son crâne d’un supplice vert sombre. Nouveau Peuple ou Vieux Peuple, ils allaient mourir. Quand il tombait sur un arbre mort, il faisait parfois un détour pour l’abattre. Le rugissement sec de sa chute l’emplissait de plaisir ; lorsque le tronc pourri de l’arbre s’était effondré sur le sol ou couché sur un de ses congénères, l’ours reprenait sa route sous les rayons obliques du soleil que des essaims de sciure transformaient en brume dorée.

3

Deux jours plus tôt, Eddie Dean s’était remis à tailler le bois — c’était la première fois qu’il essayait de tailler quoi que ce soit depuis l’âge de douze ans. À l’époque, il aimait bien ça et il était plutôt doué. Il ne s’en souvenait pas avec certitude mais disposait d’un indice lui permettant de le croire : Henry, son frère aîné, détestait le voir tailler le bois.

Oh, regardez-moi ce petit chou ! disait Henry. Qu’est-ce que tu fais, mon petit chou ? Une maison de poupée ? Un petit pot pour ton petit zizi ? Ohhh… c’est-y pas ADORABLE ?

Henry ne disait jamais franchement à son frère de cesser de faire telle ou telle chose ; il ne lui déclarait jamais en face : Ça t’embêterait d’arrêter ce que tu fabriques, frérot ? Parce que, tu vois, c’est vraiment bien, et quand tu fais quelque chose de vraiment bien, ça me rend nerveux. Parce que, tu vois, c’est moi qui suis censé faire des trucs bien dans cette famille. Moi. Henry Dean. Alors voilà ce que je vais faire, frérot : je ne vais pas arrêter de te tarabuster au sujet de ces trucs. Je ne viendrai pas te dire en face : « Ne fais pas ça, ça me rend nerveux », parce que je risquerais d’avoir l’air un peu cinglé, tu vois. Mais je peux te tarabuster en paix, parce que c’est ce que font tousles grands frères, pas vrai ? Ça fait partie de notre image de marque. Je vais te tarabuster, te taquiner et me moquer de toi jusqu’à ce que… tu… LAISSES… TOMBER ! OK ?

Non, ce n’était pas OK, pas vraiment, mais chez les Dean, c’était plus ou moins Henry qui faisait la loi. Et jusqu’à une date récente, ça lui avait paru correct — pas OK, mais correct. À bien y réfléchir, il y avait une différence, minime mais cruciale. Si ça paraissait correct, c’était pour deux raisons. La première était évidente ; la deuxième était plus subtile.

Première raison : c’était Henry qui devait Faire Gaffe à Eddie quand Mme Dean était au boulot. Il devait Faire Gaffe tout le temps, car il y avait jadis eu une sœur Dean, qu’est-ce que vous dites de ça ? Si elle avait vécu, elle aurait eu quatre ans de plus qu’Eddie et quatre de moins qu’Henry, mais elle n’avait pas vécu, et là était le problème. Elle avait été écrasée par un chauffard ivre alors qu’Eddie avait deux ans. Elle regardait des enfants jouer à la marelle sur le trottoir quand c’était arrivé.

Lorsqu’il était plus jeune, Eddie pensait souvent à sa sœur en écoutant Mel Allen commenter les matches sur le Yankee Baseball Network. Quand un joueur faisait un lancer superbe, Mel se mettait à beugler : « Sabre de bois ! Il a envoyé valser cette balle ! À TOUT À L’HEURE ! » Eh bien, le chauffard avait envoyé valser Gloria Dean, sabre de bois, à tout à l’heure. Gloria se trouvait désormais sur le grand pont supérieur du ciel, et ce n’était pas parce qu’elle n’avait pas eu de chance, ni parce que l’État de New York n’avait pas décidé de retirer le permis à ce connard après sa troisième contredanse, ni même parce que Dieu s’était penché pour ramasser une cacahuète, c’était arrivé (ainsi que Mme Dean le rappelait fréquemment à ses fils) parce que personne n’était là pour Faire Gaffe à Gloria.