Henry avait pour mission de veiller à ce que rien de semblable n’arrive à Eddie. C’était son boulot, et il le faisait bien, mais ce n’était pas facile. Henry et Mme Dean étaient d’accord au moins sur ce point. Tous deux rappelaient fréquemment à Eddie les sacrifices consentis par Henry pour le protéger des chauffards, des voyous, des drogués et peut-être même des extraterrestres maléfiques qui rôdaient sans doute dans les environs immédiats du pont supérieur, des extraterrestres qui pouvaient décider de quitter leur ovni en jet-skis à propulsion atomique, pour kidnapper des petits garçons comme Eddie Dean. Cette terrible responsabilité rendait déjà Henry particulièrement nerveux, et il ne fallait surtout pas accentuer sa nervosité. Si Eddie faisait quelque chose qui rendait Henry encore plus nerveux, Eddie devait cesser immédiatement. C’était une façon de remercier Henry pour tout le temps qu’il consacrait à Faire Gaffe à Eddie. Quand on considérait le problème sous cet angle, on voyait bien qu’il était injuste de faire certaines choses mieux qu’Henry.
Puis il y avait la raison plus subtile. Cette raison-là (le monde en dessous du monde, pourrait-on dire) était d’autant plus importante qu’elle était impossible à formuler : Eddie ne pouvait pas se permettre d’être meilleur qu’Henry parce qu’Henry n’était presque bon à rien… sauf à Faire Gaffe à Eddie, bien sûr.
Henry lui avait appris à jouer au basket dans le terrain de jeu situé près de l’immeuble où ils vivaient — lui-même situé dans une banlieue bétonnée à l’horizon de laquelle se dressaient les tours de Manhattan et où les allocations chômage régnaient sans partage. Eddie était beaucoup plus petit qu’Henry, de huit ans son aîné, mais il était aussi beaucoup plus rapide. Il semblait être né pour jouer au basket ; dès qu’il posait le pied sur le terrain craquelé, dès qu’il avait le ballon en main, les passes les plus magiques semblaient jaillir de ses extrémités nerveuses. Il était plus rapide, mais cela ne comptait pas pour grand-chose. Voilà ce qui comptait : il était meilleur qu’Henry. S’il ne l’avait pas déduit du résultat de leurs petites séances d’entraînement, les regards furibonds d’Henry et les petites tapes amicales dont il le gratifiait sur le chemin du retour auraient suffi à lui ouvrir les yeux. Ces petites tapes amicales étaient soi-disant des plaisanteries — « Tu as bronché… deux tapes ! », s’exclamait Henry, et ensuite paf-paf ! deux petits coups dans le biceps —, mais Eddie ne les trouvait pas drôles. Elles ressemblaient davantage à des mises en garde. C’était la façon qu’avait Henry de lui dire : T’as intérêt à ce que je n’aie pas l’air d’un con à côté de toi quand tu joues au basket, frérot ; t’as intérêt à te rappeler que je Fais Gaffe à Toi.
Idem pour la lecture… le base-ball… le jeu de Ring-a-Levio… les maths… et même le saut à la corde, qui était pourtant un jeu de fille. C’était lui le meilleur, du moins en puissance, et ce secret devait être protégé à tout prix. Parce qu’Eddie était le plus jeune. Parce qu’Henry Faisait Gaffe à lui. Mais l’élément le plus important de cette raison subtile était aussi le plus simple : le secret devait être gardé parce qu’Henry était le grand frère d’Eddie et parce qu’Eddie l’adorait.
Deux jours plus tôt, alors que Susannah dépouillait un lapin et que Roland préparait le souper, Eddie était allé se promener dans la forêt au sud du campement. Il avait aperçu une drôle de bosse dépassant d’une souche. Une étrange sensation — sans doute celle que l’on appelait déjà-vu, supposa-t-il — le parcourut et il se retrouva les yeux fixés sur la bosse, qui ressemblait à un bouton de porte mal fichu. Il constata distraitement qu’il avait la bouche sèche.
Au bout de plusieurs secondes, il se rendit compte qu’il regardait la bosse dépassant de la souche mais qu’il pensait à l’arrière-cour de l’immeuble où Henry et lui avaient vécu — la chaleur du béton sous son cul, la puanteur atroce montant du conteneur de déchets au fond de la ruelle. Il voyait en esprit un bout de bois dans sa main gauche et dans sa main droite un couteau à découper prélevé dans le tiroir près de l’évier. La bosse sur la souche avait ramené à la surface de son esprit le souvenir de cette brève période où il s’était pris de passion pour le bois taillé. Ce souvenir était si profondément enfoui en lui qu’il ne l’avait pas tout de suite identifié comme tel.
Ce qu’il aimait le plus quand il taillait le bois, c’était le moment où il voyait le résultat de son travail avant même de l’avoir commencé. Il voyait parfois une voiture ou un camion. Parfois un chien ou un chat. Il avait même vu une fois le visage d’une idole — un de ces monolithes de l’île de Pâques qu’il avait aperçus à l’école dans le National Geographic. Ce bout de bois-là avait sacrément bien tourné. Le jeu consistait à extraire le maximum de choses du bout de bois sans le casser. On n’arrivait jamais à extraire la totalité de l’objet qu’on y avait vu, mais à condition d’être soigneux, on en tirait parfois une bonne partie.
Il y avait quelque chose dans la bosse qui poussait sur cette souche. Il serait sûrement capable d’en extraire pas mal à l’aide du couteau de Roland — l’outil le plus pratique et le mieux affûté qu’il ait jamais utilisé.
Au fond de ce bout de bois, quelque chose attendait patiemment que quelqu’un — quelqu’un comme lui ! — le fasse sortir. Le libère.
Oh, regardez-moi ce petit chou ! Qu’est-ce que tu fais, mon petit chou ? Une maison de poupée ? Un petit pot pour ton petit zizi ? Une fronde pour faire semblant de chasser le lapin, comme les grands ? Ohhh… c’est-y pas ADORABLE ?
Il sentit monter en lui un flot de honte, une impression de malaise ; toujours ce secret qu’il fallait protéger à tout prix, puis il se rappela — une nouvelle fois — qu’Henry Dean, qui était devenu au fil des ans le Grand Sage & Éminent Junkie, était mort. Cette constatation n’avait pas encore fini de le surprendre ; elle s’abattait régulièrement sur lui, éveillant en lui tantôt le chagrin, tantôt la honte et tantôt la colère. Ce jour-là, deux jours avant que l’immense ours ne surgisse des corridors verts de la forêt, elle éveilla en lui le plus surprenant des sentiments. Un soulagement mêlé d’une joie triomphante.
Il était libre.
Eddie avait emprunté le couteau de Roland. Il extirpa soigneusement la bosse de la souche, puis la rapporta avec lui et s’assit au pied d’un arbre, la tournant et la retournant dans tous les sens. Ce n’était pas exactement elle qu’il regardait ; il regardait en elle.
Susannah avait fini de dépouiller le lapin. Elle mit la viande dans la marmite qui chauffait déjà ; elle tendit la peau entre deux bâtons, l’attachant avec des lanières de cuir fournies par Roland. Plus tard, après le souper, Eddie commencerait à la nettoyer. Avançant sans effort sur ses bras et sur ses jambes mutilées, elle rampa jusqu’au grand pin au pied duquel s’était installé Eddie. Près du feu, Roland émiettait des fines herbes inconnues — et sans nul doute délicieuses — dans la marmite.
— Qu’est-ce que tu fais, Eddie ?
Eddie se vit contraint de réprimer une envie absurde de cacher le bout de bois dans son dos.
— Rien, dit-il. J’avais envie de tailler quelque chose. (Il marqua une pause, puis ajouta :) Mais je ne suis pas très bon.
On aurait dit qu’il tentait de la rassurer.
Susannah lui avait jeté un regard intrigué. L’espace d’un instant, elle sembla sur le point de dire quelque chose, puis se contenta de hausser les épaules et de s’éloigner. Elle ne comprenait pas pourquoi Eddie paraissait avoir honte de passer le temps en taillant un bout de bois — son père faisait ça sans arrêt —, mais s’il avait besoin de lui en parler, il finirait bien par s’y résoudre.