Il savait que ce sentiment de culpabilité était stupide et sans objet, mais il savait aussi qu’il se sentirait plus à l’aise pour travailler en l’absence de Roland et de Susannah. Il est beaucoup plus difficile de triompher de son enfance que de triompher de l’héroïne.
Lorsqu’ils s’absentaient tous les deux, pour chasser, pour tirer ou pour jouer au maître et à l’élève, Eddie se mettait à la tâche avec une habileté surprenante et un plaisir sans cesse croissant. La forme était bien là ; il ne s’était pas trompé. Elle était toute simple, et le couteau de Roland la libérait de sa gangue avec une facilité déconcertante. Eddie pensa qu’il allait l’extraire presque en totalité, ce qui signifiait que la fronde serait sans doute une arme très pratique. Pas grand-chose comparé aux revolvers de Roland, peut-être, mais quelque chose qu’il aurait fait tout seul. Lui-même. Et cette idée lui procurait un grand plaisir.
Il n’entendit pas le premier corbeau qui s’envola brusquement en poussant des cris paniqués. Il était déjà occupé à penser — à espérer — qu’il risquait avant longtemps de voir un arbre où était emprisonnée la forme d’un arc.
Il entendit l’ours approcher seulement quelques instants avant Roland et Susannah, plongé dans cet état de concentration qui accompagne l’impulsion créatrice la plus douce et la plus puissante. Cela faisait longtemps qu’il avait banni cette impulsion de sa vie, et elle s’était à présent emparée de lui corps et âme. Eddie en était ravi.
Ce ne fut pas le fracas des arbres abattus qui l’en arracha, mais le tonnerre du .45 provenant du sud. Il leva les yeux, sourit et écarta une mèche de cheveux de son front avec une main poisseuse de résine. En cet instant, adossé à un immense pin bordant la clairière où il se sentait chez lui, le visage strié de lumière dorée aux nuances vertes, il paraissait bien beau — un jeune homme aux cheveux noirs indisciplinés qui menaçaient constamment de retomber en masse sur son front, un jeune homme à la bouche ferme et mobile et aux yeux noisette.
L’espace d’un instant, ses yeux se posèrent sur l’autre revolver de Roland, glissé dans son étui suspendu à une branche toute proche, et il se surprit à se demander depuis combien de temps Roland ne s’était pas déplacé sans au moins une de ses armes fabuleuses posée sur ses hanches. Cette question en engendra deux autres.
Quel âge avait-il, cet homme qui avait arraché Eddie et Susannah à leur monde et à leurs quand ? Et, ce qui était beaucoup plus important, qu’est-ce qui clochait chez lui ?
Susannah lui avait promis qu’elle aborderait ce sujet aujourd’hui… si elle se débrouillait bien et si Roland ne se mettait pas en pétard, bien sûr. Eddie ne pensait pas que Roland le lui dirait — du moins pas tout de suite —, mais il était temps que le vieux, grand et moche, sache qu’ils savaient que quelque chose clochait.
— Il y aura de l’eau si Dieu le veut, dit Eddie.
Il se remit à l’ouvrage, un petit sourire aux lèvres. Susannah et lui citaient de plus en plus souvent les petits dictons de Roland… et vice-versa. On aurait presque dit qu’ils formaient les deux moitiés d’un même…
Un arbre s’effondra tout près et Eddie bondit aussitôt sur ses pieds, la fronde ébauchée dans une main et le couteau de Roland dans l’autre. Il scruta la forêt dans la direction d’où provenait le bruit, le cœur battant, les sens enfin en alerte. Quelque chose s’approchait. Il l’entendait à présent piétiner les fourrés d’un pas impitoyable et s’étonnait amèrement d’avoir mis tant de temps à le remarquer. Au fond de son esprit, une petite voix lui déclara qu’il n’avait que ce qu’il méritait. Ça lui apprendrait à faire quelque chose mieux qu’Henry, à rendre Henry nerveux.
Un nouvel arbre s’effondra dans un craquement étouffé. Eddie aperçut un nuage de sciure monter dans l’air au-dessus d’un sentier grossièrement tracé entre les immenses sapins. La créature responsable de ce nuage poussa soudain un hurlement — un cri enragé à vous nouer les tripes.
Quoi que ce fût, c’était énorme, putain !
Eddie laissa choir le bout de bois, puis lança le couteau de Roland vers un arbre situé à cinq mètres sur sa gauche. Il tourna deux fois sur lui-même avant de se planter dans le tronc en frémissant. Eddie saisit le .45 de Roland et l’arma.
Je reste ici ou je fiche le camp ?
Mais il s’aperçut bien vite qu’il n’avait plus le choix. La créature était aussi rapide qu’elle était gigantesque et il était désormais trop tard pour fuir. Il distingua son immense silhouette au bout du sentier, une silhouette qui dominait la majorité des arbres. Elle fonçait droit sur lui de sa démarche lourde, et lorsque ses yeux se posèrent sur Eddie Dean, elle poussa un nouveau hurlement.
— Bon Dieu, je suis foutu, murmura Eddie.
Un nouvel arbre ploya, craqua dans un bruit de mortier, et s’effondra sur le sol dans un nuage de poussière et d’aiguilles de pin. L’animal se dirigeait à présent vers la clairière où il se trouvait, un ours aussi grand que King Kong. Le sol tremblait sous ses pas.
Que vas-tu faire, Eddie ? demanda soudain la voix de Roland. Réfléchis ! C’est le seul avantage que tu as sur cette créature. Que vas-tu faire ?
Il ne se croyait pas capable de tuer ce monstre. Avec un bazooka, peut-être, mais sûrement pas avec le .45 du Pistolero. Il pouvait s’enfuir, mais l’animal n’aurait sans doute aucun mal à le rattraper. Il estima à cinquante pour cent ses chances de finir en gelée de groseille sous les grosses pattes de l’ours.
Alors, qu’est-ce que tu fais ? Tu restes planté là et tu lui tires dessus ou tu fous le camp comme si tu avais le feu au cul ?
Il existait une troisième possibilité, pensa-t-il. Il pouvait grimper.
Il se tourna vers l’arbre près duquel il s’était assis. C’était un immense sapin chenu, de loin le plus grand de tous les arbres de cette partie de la forêt. La première branche étendait son ramage vert deux mètres cinquante au-dessus du sol. Eddie rabaissa le percuteur du revolver et le glissa à la ceinture de son pantalon. Il sauta, agrippa la branche et se hissa à la force du poignet. Derrière lui, l’ours poussa un nouveau hurlement en pénétrant dans la clairière.
Le monstre l’aurait quand même massacré, il aurait quand même laissé ses tripes pendues aux branches comme des rubans multicolores, s’il n’avait pas été saisi à ce moment précis par une nouvelle crise d’éternuements. Il éparpilla d’un coup de patte rageur les cendres encore fumantes du feu de camp, puis se courba et posa ses énormes pattes antérieures sur ses énormes cuisses, évoquant l’image d’un vieillard vêtu d’un manteau de fourrure, un vieillard atteint d’un rhume carabiné. Il éternua à plusieurs reprises — AT-CHOUM ! AT-CHOUM ! AT-CHOUM ! — et un essaim de parasites s’envola de son museau. Un jet d’urine chaude jaillit entre ses pattes postérieures et éteignit les braises éparpillées sur le sol.
Eddie profita des quelques instants de répit qui lui étaient ainsi accordés. Il grimpa le long de l’arbre avec l’agilité d’un singe, ne stoppant son ascension qu’une fois pour s’assurer que le revolver du Pistolero se trouvait toujours passé à sa ceinture. Il était terrifié, à moitié persuadé de sa mort prochaine (à quoi s’attendait-il à présent qu’Henry n’était plus là pour faire gaffe à lui ?), mais un rire dément s’échappa néanmoins de ses lèvres. Me voilà coincé sur un arbre, pensa-t-il. Qu’est-ce que vous dites de ça, les mecs ? Coincé par un ours aussi grand que Godzilla.