Le monstre releva la tête, la chose qui tournait entre ses oreilles accrocha un rayon de soleil, et il chargea l’arbre où s’était réfugié Eddie. Il leva une patte et l’abaissa violemment, cherchant à cueillir Eddie comme une pomme de pin. Les puissantes griffes lacérèrent la branche où il se trouvait alors qu’il bondissait vers une branche supérieure. Elles lacérèrent également une de ses chaussures, la déchirant en deux morceaux qui s’envolèrent dans les airs.
C’est pas grave, pensa Eddie. Si tu veux aussi l’autre, Gros Nounours, je te la file. De toute façon, elles étaient pourries.
L’ours se mit à rugir et à attaquer l’arbre, traçant de larges sillons dans son antique écorce, des blessures d’où suinta une résine étincelante. Eddie poursuivait son ascension. Les branches se faisaient moins épaisses et, lorsqu’il jeta un bref regard sous lui, ses yeux se rivèrent sur les yeux troubles de l’ours. Derrière sa tête velue, la clairière ressemblait à une cible dont le centre aurait été les restes du foyer.
— Tu m’as raté, espèce de gros sac à… commença Eddie, et l’ours, la tête toujours levée vers lui, choisit ce moment pour éternuer.
Eddie fut aussitôt aspergé par une morve tiède où grouillaient des milliers de petits vers blancs. Ils se tortillèrent frénétiquement sur sa chemise, sur ses avant-bras, sur sa gorge et sur son visage.
Il poussa un cri de surprise et d’écœurement. Il leva la main pour s’essuyer les yeux et la bouche, manqua perdre l’équilibre et réussit de justesse à passer un bras autour d’une branche. Il s’accrocha à elle et se passa la main sur le corps, en chassant des paquets de morve et de vers. L’ours rugit et frappa l’arbre une nouvelle fois. Le sapin frémit comme le mât d’un navire en pleine tempête… mais les sillons qui venaient d’apparaître sur son écorce étaient à plus de deux mètres en dessous de la branche où s’étaient plantés les pieds d’Eddie.
Il s’aperçut que les vers étaient mourants — ils avaient dû commencer à mourir dès qu’ils avaient été expulsés des organes infectés du monstre. Cela lui remonta le moral et il se remit à grimper. Il s’arrêta trois ou quatre mètres plus haut, hésitant à poursuivre son ascension. Le diamètre du tronc, qui était d’environ deux mètres cinquante à sa base, ne mesurait pas plus de cinquante centimètres en son milieu. Eddie s’était planté sur deux branches différentes pour mieux répartir son poids, mais il les sentait néanmoins ployer toutes les deux. Il avait à présent une belle vue sur la forêt et sur les collines de l’Ouest, tapis ondoyant déroulé sous ses yeux. Dans d’autres circonstances, il se serait senti récompensé par le panorama.
Maman, je suis le maître du monde, pensa-t-il. Il baissa à nouveau les yeux vers l’ours et la stupéfaction l’envahit, chassant de son esprit toute pensée cohérente.
Il y avait quelque chose qui poussait sur la tête de l’animal, et ce quelque chose ressemblait à une antenne radar.
Le gadget tournait sur lui-même en suivant un rythme saccadé, reflétant l’éclat du soleil, et Eddie l’entendit grincer doucement. Il avait possédé quelques voitures dans le temps — le genre de tires que les vendeurs de voitures d’occasion réservent aux amateurs de bricolage — et le bruit qui émanait de ce gadget lui rappelait celui d’un roulement à billes ayant besoin d’être remplacé.
L’ours poussa un long grondement sourd. Une écume jaunâtre, grumeleuse et infestée de vers coula entre ses mâchoires. Eddie avait peut-être déjà vu la folie à l’état pur (notamment chaque fois qu’il s’était retrouvé face à face avec cette salope de Detta Walker), mais cela n’avait rien de comparable avec ce qu’exprimait ce visage… qui, heureusement, se trouvait à une dizaine de mètres de lui, les griffes de l’ours ne pouvant quant à elles parvenir qu’à cinq mètres de ses pieds. De plus, l’arbre où il s’était perché était bien vivant, contrairement à ceux sur lesquels l’ours s’était défoulé en fonçant vers la clairière.
— Impasse à la mexicaine, mon vieux, haleta Eddie.
Il essuya son front en sueur d’une main poisseuse de résine et jeta le résidu de sa toilette à la gueule de l’ours.
Alors, la créature que le Vieux Peuple avait baptisée Mir étreignit l’arbre de ses grosses pattes et se mit à le secouer. Eddie saisit le tronc et s’y accrocha désespérément, les yeux fermés, et le sapin se mit à osciller comme un pendule.
Roland fit halte à la lisière de la forêt. Susannah, perchée sur ses épaules, observa la scène qui se déroulait de l’autre côté de la clairière avec des yeux incrédules. La créature était plantée au pied de l’arbre près duquel Eddie était assis lorsque tous deux étaient partis trois quarts d’heure plus tôt. Branches et aiguilles ne lui permettaient d’apercevoir que des fragments de son corps velu. Le second ceinturon de Roland gisait aux pieds du monstre. Elle vit que l’étui était vide.
— Mon Dieu ! murmura-t-elle.
L’ours poussa un hurlement de femme terrifiée et se mit à secouer le sapin. Les branches s’agitèrent comme sous une bourrasque. Susannah leva les yeux et aperçut une silhouette sombre près de la cime. Eddie étreignait le tronc de toutes ses forces pour résister aux violentes oscillations de l’arbre. Sous ses yeux, il lâcha prise d’une main et agita frénétiquement le bras.
— Qu’est-ce qu’on fait ? cria-t-elle en se penchant vers Roland. Il va le faire tomber ! Qu’est-ce qu’on fait ?
Roland s’efforça de trouver une idée, mais une étrange sensation l’habitait à présent — une sensation qui l’habitait en permanence mais qui se faisait plus aiguë en période de stress. Il avait l’impression d’être deux hommes coexistant à l’intérieur de son crâne. Chacun d’eux avait son propre stock de souvenirs et lorsqu’ils se mettaient à se quereller, chacun affirmant que ses souvenirs étaient les bons, le Pistolero avait l’impression d’être déchiré en deux. Il fit un effort désespéré pour réconcilier ses deux moitiés et y réussit… du moins provisoirement.
— C’est l’un des Douze ! s’écria-t-il. Un des Gardiens ! C’est sûrement ça ! Mais je croyais qu’ils étaient…
L’ours poussa un nouveau beuglement en direction d’Eddie. Il se mit à gifler l’arbre comme un boxeur attaquant un punching-ball. Plusieurs branches se brisèrent et tombèrent à ses pieds.
— Quoi donc ? hurla Susannah. Quelle est la suite ?
Roland ferma les yeux. Une voix se mit à crier dans son crâne : Le garçon s’appelait Jake ! Une autre voix lui répondit : Il N’y avait PAS de garçon ! Il N’y avait PAS de garçon, et tu le sais parfaitement !
Allez-vous-en, vous deux, gronda-t-il intérieurement, puis il dit à Susannah :
— Tire-lui dessus ! Tire-lui dans le cul ! Il va se retourner et charger ! À ce moment-là, tu verras quelque chose sur sa tête ! Ça…
L’ours se remit à hurler. Il renonça à frapper le pin et recommença à le secouer. On entendait à présent de sinistres craquements au niveau de sa cime.
Lorsqu’il put de nouveau se faire entendre, Roland reprit :
— Je crois que ça ressemble à un chapeau ! Un chapeau en acier ! Tire dessus, Susannah ! Et ne le rate pas !