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Table des matières

Couverture

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I. Catherine ouvre la voie

II. Le règne éclair de Catherine Ire

III. Piétinements autour d'un trône

IV. L'avènement-surprise d'Anna Ivanovna

V. Les extravagances d'Anna

VI. Une Anna chasse l'autre

VII. Le triomphe d'Élisabeth

VIII. Travaux et plaisirs d'une autocrate

IX. La Russie élisabéthaine

X. Sa Majesté et Leurs Altesses

XI. Encore une Catherine !

Arbre généalogique des Romanov

Bibliographie

Index

Cahier photos

© Éditions Grasset & Fasquelle, 1998.

978-2-246-79177-5

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation

réservés pour tous pays

ISBN : 2-246-57171-7

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

VINGT EXEMPLAIRES

SUR VÉLIN CHIFFON DE LANA

DONT DIX EXEMPLAIRES DE VENTE

NUMÉROTÉS DE 1 À 10,

ET DIX HORS COMMERCE

NUMÉROTÉS H.C. I À H.C. X,

CONSTITUANT L'ÉDITION ORIGINALE.

I

CATHERINE OUVRE LA VOIE

Un silence lugubre s'est abattu sur le palais d'Hiver. Alors que, d'habitude, la stupeur qui marque le décès d'un souverain est suivie d'une explosion de joie à la proclamation du nom de son successeur, cette fois les minutes passent et l'abattement, l'incertitude des courtisans se prolongent de façon alarmante. On dirait que Pierre le Grand n'en finit pas de mourir. Certains ont même l'air de penser que, lui disparu, il n'y a plus d'avenir pour la Russie. En contemplant le cadavre allongé, les mains jointes, sur le lit d'apparat, les notables, accourus aux nouvelles, s'étonnent que ce monstre d'énergie et d'audace, qui a tiré le pays de sa léthargie séculaire, l'a doté d'une administration, d'une police, d'une armée dignes d'une puissance moderne, l'a débarrassé des lourdes traditions russes pour l'ouvrir à la culture occidentale et a bâti une capitale aux splendeurs impérissables sur un désert de boue et d'eau, n'ait pas pris la peine de désigner celui qui devra continuer son oeuvre. Il est vrai que, quelques mois auparavant, rien ne permettait de présager une issue aussi rapide. Comme toujours, le tsar réformateur a été victime de son impétuosité. C'est en plongeant dans les eaux glacées de la Néva pour secourir les marins d'un navire en perdition qu'il a contracté la fluxion de poitrine qui allait l'emporter. Très vite, la fièvre a réveillé les séquelles de son affection vénérienne et s'est compliquée de rétention d'urine, de gravelle et de gangrène. Le 28 janvier 1725, après de douloureuses journées de délire, il a demandé un écritoire et, d'une main tremblante, a tracé ces mots sur le papier : « Rendez tout à ... » Le nom du bénéficiaire est resté en blanc. Déjà les doigts de l'agonisant se crispent, sa voix se perd dans un râle. Il est ailleurs. Écroulée à son chevet, sa femme Catherine sanglote et interroge en vain un corps muet, sourd et inerte. Ce deuil la laisse à la fois désespérée et désemparée, avec sur les bras un chagrin et un empire aussi pesants l'un que l'autre. Autour d'elle, toutes les têtes pensantes du régime partagent la même angoisse. Au vrai, le despotisme est une drogue indispensable non seulement à celui qui l'exerce mais encore à ceux qui le subissent. A la mégalomanie du maître répond le masochisme des sujets. Accoutumé aux injustices d'une politique de contrainte, le peuple s'effraie d'en être brusquement privé. Il lui semble qu'en desserrant son étreinte le maître dont il se plaignait naguère lui retire en même temps sa protection et son amour. Ceux qui hier critiquaient le tsar en sourdine ne savent plus aujourd'hui sur quel pied danser. Ils se demandent même si c'est le moment de « danser » et s'ils « danseront de nouveau un jour, après cette longue attente dans l'ombre du tyrannique novateur.

Cependant, il faut vivre coûte que coûte. Tout en versant des torrents de larmes, Catherine ne perd pas de vue ses intérêts personnels. Une veuve peut être à la fois sincèrement affligée et raisonnablement ambitieuse. Elle n'ignore pas ses torts envers le défunt, mais elle lui est toujours restée dévouée, malgré ses nombreuses infidélités. Nul ne l'a connu et servi mieux qu'elle durant les vingt-trois années de leur liaison et de leur mariage. Dans la lutte pour le pouvoir, elle a pour elle sinon la légitimité dynastique, du moins celle de l'amour désintéressé. Parmi les dignitaires proches du trône, les paris sont déjà ouverts. A qui la couronne du Monomaque1 ? A deux pas du corps exposé sur son lit de parade, on chuchote, on complote, on mise sur tel ou tel nom, sans oser déclarer tout haut ses préférences. Il y a le clan des partisans du jeune Pierre, âgé de dix ans, le fils de l'infortuné tsarévitch Alexis. Pierre le Grand a fait périr Alexis sous la torture pour le punir d'avoir, dit-on, comploté contre lui. Le souvenir de cet assassinat légal plane encore sur la cour de Russie. La coterie liée au petit Pierre réunit les princes Dimitri Galitzine, Ivan Dolgorouki, Nikita Repnine, Boris Chérémétiev, tous mécontents d'avoir été brimés par le tsar et avides de prendre leur revanche sous le nouveau règne. A l'opposé, se dressent ceux que l'on désigne sous le sobriquet des « Aiglons de Pierre le Grand ». Ces hommes de confiance de Sa Majesté sont prêts à tout pour conserver leurs prérogatives. Ils ont à leur tête Alexandre Menchikov, ancien garçon pâtissier, ami de jeunesse et favori du défunt (il l'a fait prince sérénissime), le lieutenant-colonel de la Garde Ivan Boutourline, le sénateur comte Pierre Tolstoï, le grand chancelier comte Gabriel Golovkine, le grand amiral Fédor Apraxine. Tous ces hauts personnages ont signé jadis, pour complaire à Pierre le Grand, le verdict de la Haute Cour condamnant au supplice, et par voie de conséquence à la mort, son fils rebelle Alexis. Ce sont, pour Catherine, des alliés d'une fidélité indéfectible. Pour ces « hommes de progrès », qui se déclarent hostiles aux idées rétrogrades de la vieille aristocratie, il n'y a pas à hésiter : seule la veuve de Pierre le Grand a le droit et la capacité de lui succéder. Le plus déterminé à défendre la cause de « la vraie dépositaire de la pensée impériale » est celui qui a le plus à gagner en cas de succès, le fringant Alexandre Menchikov. Étant redevable de toute sa carrière à l'amitié du tsar, il compte sur la gratitude de son épouse pour le maintenir dans ses privilèges. Sa conviction est si forte qu'il ne veut même pas entendre parler des prétentions à la couronne du petit-fils de Pierre le Grand, qui est, certes, le fils du tsarévitch Alexis, mais que rien, hormis cette filiation collatérale, ne désigne à un si glorieux destin. De même, il hausse les épaules quand on évoque devant lui les filles de Pierre le Grand et de Catherine qui pourraient, après tout, faire valoir leur candidature. L'aînée de ces filles, Anna Petrovna, a tout juste dix-sept ans ; la cadette, Élisabeth Petrovna, seize ans à peine. Ni l'une ni l'autre ne sont bien dangereuses. De toute façon, dans l'ordre successoral, elles ne figureraient qu'après leur mère, l'impératrice putative. Pour l'instant, il ne faut songer qu'à les marier au plus vite. Tranquille de ce côté-là, Catherine se fie entièrement à Menchikov et à ses amis pour l'appuyer dans ses intrigues. Avant même que le tsar ait rendu le dernier soupir, ils ont envoyé des émissaires dans les principales casernes pour préparer les officiers de la Garde à un coup d'État en faveur de leur future « petite mère Catherine ».

Alors que les médecins, puis les prêtres viennent de constater la mort de Pierre le Grand, une aube frileuse pointe au-dessus de la ville endormie. Il neige à gros flocons. Catherine se tord les mains et pleure si abondamment devant les plénipotentiaires assemblés autour de la couche funèbre que le capitaine Villebois, aide de camp de Pierre le Grand, notera dans ses souvenirs : « On ne pouvait concevoir qu'il pût se trouver tant d'eau dans le cerveau d'une femme. Quantité de gens accouraient au palais pour la voir pleurer et soupirer2. »