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Le 9 janvier 1728, Pierre se met en route, à la tête d'un cortège si important qu'on pourrait croire à l'exode du Tout-Saint-Pétersbourg. A travers le froid et la neige, la haute noblesse et la haute administration de la nouvelle capitale s'acheminent lentement vers les fastes du vieux Kremlin. Mais, à Tver, une indisposition oblige le tsar à s'aliter. On redoute une rougeole et les médecins lui conseillent le repos pendant deux semaines au moins. C'est seulement le 4 février que le jeune souverain, enfin rétabli, fait son entrée solennelle dans un Moscou pavoisé, débordant de vivats et secoué par les coups de canon et les sonneries de cloches. Sa première visite, voulue par le protocole, est pour sa grand-mère, l'impératrice Eudoxie. Devant cette vieille femme, fatiguée et radoteuse, il n'éprouve aucune émotion et s'irrite même quand, lui reprochant sa vie dissolue, elle l'invite à épouser au plus tôt une jeune fille sage et bien née. Écourtant l'entretien, il la renvoie sèchement à ses prières et à ses bonnes œuvres. Cette réaction ne surprend pas l'épouse jadis répudiée de Pierre le Grand. Il est clair pour elle que l'adolescent a hérité de l'indépendance d'esprit, du cynisme et de la cruauté de son aïeul. Mais a-t-il son génie ? Il est à craindre que non !

Ce sont les Dolgorouki qui ont pris en main l'organisation des cérémonies. La date du 24 février 1728 a été retenue pour le couronnement du tsar, au cœur du Kremlin, en la cathédrale de l'Assomption. Tapie dans une loge grillagée au fond de l'église, la tsarine Eudoxie voit son petit-fils ceindre la tiare et prendre d'une main le sceptre et de l'autre le globe, symboles complémentaires du pouvoir. Béni par un prêtre à la chasuble surbrodée et surdorée, qui semble tout droit descendu de l'iconostase, porté aux nues par le chant du chœur, nimbé par les vapeurs de l'encens, le tsar attend la fin de la liturgie pour se rendre, comme on le lui a prescrit, auprès de sa grand-mère et lui baiser la main. Il lui promet qu'il veillera à ce qu'elle soit entourée de la cohorte de chambellans, de pages et de dames d'honneur qu'exige son haut rang, même si, comme il est souhaitable, elle s'installe hors de la capitale pour échapper à l'agitation de la cour. Eudoxie comprend la leçon et s'éloigne. Tout le monde, dans la suite de Pierre, pousse un soupir de soulagement : aucun incident notable n'a perturbé le déroulement des festivités.

Or, quelques jours après le sacre, des policiers fureteurs découvrent aux abords du Kremlin, devant la porte du Sauveur, des lettres anonymes dénonçant la turpitude des Dolgorouki et invitant les gens de cœur à exiger le retour en grâce de Menchikov. La rumeur publique attribue la rédaction de ces libelles aux Galitzine, dont l'animosité envers les Dolgorouki est bien connue. Mais, aucune preuve n'ayant pu être fournie à la commission d'enquête, le Haut Conseil secret, inspiré par les Dolgorouki, décide que Menchikov seul est à l'origine de cet appel à la rébellion et ordonne de l'exiler, avec sa famille, à Bérézov, au fin fond de la Sibérie. Alors que l'ancien favori croyait en avoir fini avec la justice du tsar, deux officiers se présentent dans sa maison d'Orenbourg, au milieu de la forteresse, lui lisent la sentence qui le frappe et, sans lui laisser le temps de souffler, le poussent dans un chariot. Sa femme et ses enfants, terrorisés, montent à ses côtés. On les a tous préalablement détroussés, ne leur laissant que quelques hardes et quelques meubles, par charité. Le convoi se traîne sur les chemins, escorté d'un détachement de soldats en armes, comme s'il s'agissait du transfert d'un dangereux criminel.

Situé à plus de mille verstes de Tobolsk, Bérézov est un trou perdu au milieu d'un désert de toundras, de forêts et de marécages. L'hiver y est si rigoureux que le froid, dit-on, tue les oiseaux en plein vol et fait éclater les vitres des maisons. Tant de misère après tant de richesse et d'honneurs ne suffit pas à abattre le courage de Menchikov. Sa femme, Daria, est morte d'épuisement en cours de route. Ses filles pleurent leurs rêves d'amour et de grandeur à jamais envolés, lui-même regrette d'avoir survécu à une telle infortune. Cependant, un instinct de conservation irrépressible le pousse à tenir tête à l'adversité. Bien qu'habitué à se prélasser dans des palais, il travaille de ses mains, en simple ouvrier, à aménager une isba pour lui et sa famille. Avertis de ses « crimes » envers l'empereur, ses voisins lui battent froid et menacent même de le prendre à partie. Un jour, comme une foule hostile profère des injures et jette des pierres contre lui et ses filles dans la rue, il leur crie : « Ne frappez que moi seul ! Épargnez ces femmes8 ! » Néanmoins, après quelques mois de ces affronts quotidiens, il dépérit et renonce à la lutte. Une attaque d'apoplexie emportera le colosse en novembre 1729. Un mois plus tard, sa fille aînée, Marie, la petite fiancée du tsar, le suivra dans la tombe9.

Indifférent au sort de celui dont il a précipité la perte, Pierre II continue de mener une existence agréable et désordonnée. Dispensés de lui rendre compte de leurs décisions, les Dolgorouki, les Galitzine et l'ingénieux Ostermann en profitent pour imposer leur volonté en toute occasion. Pourtant, ils se méfient encore de l'influence qu'Élisabeth exerce sur son neveu. Elle seule, croient-ils, est capable de neutraliser l'ascendant sur Sa Majesté du cher Ivan Dolgorouki, si nécessaire à leur cause. Le meilleur moyen de la désarmer serait évidemment de la marier sur-le-champ. Mais avec qui ? On songe de nouveau au comte Maurice de Saxe. Mais Élisabeth se soucie de lui comme d'une guigne. Il n'y a que galipettes et flonflons dans sa charmante caboche. Sûre de son pouvoir sur les hommes, elle se jette à la tête des uns et des autres pour des idylles sans conséquence et des liaisons sans lendemain. Après avoir séduit Alexandre Boutourline, elle s'attaque à Ivan Dolgorouki, le « mignon » attitré du tsar. Est-ce l'idée d'attirer dans ses bras un partenaire dont elle connaît les préférences homosexuelles qui l'excite ? En apprenant que sa sœur, Anna Petrovna, retirée en Holstein, vient de mettre au monde un fils10, alors qu'elle-même, à dix-neuf ans, n'est pas encore mariée, elle attache moins d'importance à l'événement qu'aux développements de son intrigue sulfureuse avec le bel Ivan. Elle est stimulée par l'aventure comme s'il s'agissait de prouver la supériorité de son sexe dans toutes les formes de perversité amoureuse. Il est assurément moins banal, et donc plus divertissant, pense-t-elle, de détourner un homme d'un autre homme plutôt que de le ravir à une femme.

Lors des fêtes données à Kiel par Anna Petrovna et le grand-duc Charles-Frédéric pour célébrer la naissance de leur enfant, le tsar ouvre le bal avec sa tante Élisabeth. Après l'avoir fait danser galamment, sous les regards charmés de l'assistance, il se retire dans la pièce voisine pour boire, selon son habitude de soiffard, au milieu d'un groupe d'amis. Ayant vidé quelques verres, il constate qu'Ivan Dolgorouki, son habituel compagnon de plaisirs, n'est pas à ses côtés. Surpris, il revient sur ses pas et le voit qui danse à perdre haleine, au milieu du salon, avec Élisabeth. Elle paraît si émoustillée, face à son cavalier qui la dévore des yeux, que Pierre éclate de fureur et retourne se soûler. Mais de qui est-il jaloux au juste ? D'Ivan Dolgorouki ou d'Élisabeth ?