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La réconciliation entre la tante et le neveu n'interviendra qu'après Pâques. Délaissant pour une fois Ivan Dolgorouki, Pierre emmène Élisabeth dans une longue partie de chasse. Il est prévu que le déplacement durera plusieurs mois. Cinq cents équipages accompagnent le couple. On tue aussi bien le gibier à plume que le gros gibier. Quand il s'agit de traquer un loup, un renard ou un ours, ce sont des valets en livrée verte soutachée d'argent qui s'en chargent. Ils attaquent la bête avec des fusils et des épieux, sous le regard intéressé des maîtres. L'inspection du tableau de chasse est suivie d'un banquet en plein air et d'une visite au campement des marchands, accourus de loin avec leur provision d'étoffes, de broderies, d'onguents miraculeux et de bijoux de pacotille. Une nouvelle alarmante surprend Pierre et Élisabeth au milieu des réjouissances : Nathalie, la sœur de Pierre, est malade ; elle crache le sang. Va-t-elle mourir ? Mais non, elle se rétablit, et c'est la sœur d'Élisabeth, Anna Petrovna, duchesse de Holstein, qui, à Kiel, donne de graves soucis à ses proches. Elle a pris froid en assistant au feu d'artifice organisé à l'occasion de ses relevailles. Une fluxion de poitrine se déclare. Elle est emportée en quelques jours. La pauvrette n'avait que vingt ans. Elle laisse un fils orphelin, Charles-Ulrich, âgé de deux semaines. Tout le monde, autour de Pierre, est consterné. Lui seul ne manifeste aucun regret de cette disparition. Certains se demandent s'il est encore capable d'un sentiment humain. Sans doute est-ce l'abus des plaisirs défendus qui a desséché son cœur ?

Quand le corps de sa tante, qu'il a pourtant beaucoup aimée, est ramené à Saint-Pétersbourg, il ne juge pas utile de se rendre à son enterrement. Et il ne décommande même pas le bal donné comme de coutume, au palais, à l'occasion de sa fête. Quelques mois plus tard, en novembre 1728, la phtisie de sa sœur Nathalie, qu'on croyait enrayée, s'aggrave brusquement. Bien que Pierre soit, comme par hasard, occupé à courir les routes et à forcer le gibier, il se résigne à regagner Saint-Pétersbourg pour assister aux derniers instants de la malade. C'est avec impatience qu'il écoute les lamentations d'Ostermann et des proches de Nathalie, célébrant les vertus de la princesse « qui était un ange ». A la mort de celle-ci, le 3 décembre 1728, il se dépêche de repartir pour le domaine de Gorenki, où les Dolgorouki l'attendent pour de formidables parties de chasse. Cette fois, il ne demande pas à Élisabeth de l'accompagner. Sans être las à proprement parler des gentillesses et des coquetteries de la jeune femme, il éprouve le besoin d'un changement parmi le personnel de ses plaisirs. Pour justifier les vagabondages de sa curiosité, il se dit que, chez un homme normalement constitué, le jeu des révélations successives offre toujours plus d'attrait que la morne fidélité.

Au château de Gorenki, une heureuse surprise l'attend. Alexis, le chef du clan des Dolgorouki, habile à organiser des parties de chasse pour son hôte, le met en présence d'un nouveau gibier auquel Pierre ne s'attendait pas : les trois filles du prince sont là, toutes fraîches, libres et appétissantes sous leurs airs de provocante virginité. L'aînée, Catherine, Katia pour les intimes, est même d'une beauté à vous couper le souffle, avec sa chevelure d'ébène, ses yeux de flamme noire et sa peau mate, qui rosit à la moindre émotion. D'un tempérament hardi, elle participe aussi bien à la traque d'un cerf qu'aux libations d'une fin de banquet, à de sages jeux de société qu'aux danses improvisées après des heures de chevauchées à travers la campagne. Tous les observateurs s'accordent pour prédire que, dans le cœur du tsar volage, Ivan Dolgorouki sera bientôt supplanté par sa sœur, la gracieuse Katia. De toute façon, la famille Dolgorouki sera gagnante.

Cependant, à Saint-Pétersbourg, les rivaux de la coalition des Dolgorouki craignent que cette amourette, dont les échos parviennent jusqu'à eux, ne soit le prélude d'un mariage. Cette union entraînerait la totale soumission du tsar à sa belle-famille et la mise au pas des autres membres du Haut Conseil secret. Pierre semble si bien « ferré » par sa Katia qu'à peine revenu à Saint-Pétersbourg il songe à en repartir. S'il a pris la peine de faire un bref séjour dans la capitale, c'est uniquement pour compléter son équipage de chasse. Ayant acheté deux cents chiens courants et quatre cents lévriers, il retourne à Gorenki. Mais, une fois rendu sur les lieux de ses exploits cynégétiques, il n'est plus très sûr de la qualité de son plaisir. C'est avec ennui qu'il récapitule les lièvres, les renards et les loups qu'il a tués dans la journée. Un soir, comme il cite trois ours répertoriés dans son tableau de chasse, quelqu'un le complimente pour cette dernière prouesse. Avec un sourire sarcastique, il répond : « J'ai fait mieux que prendre trois ours ; je mène avec moi quatre bêtes à deux pieds. » Son interlocuteur devine qu'il y a là une allusion désobligeante au prince Alexis Dolgorouki et à ses trois filles. Une telle moquerie, lancée en public, fait supposer aux personnes présentes que, après s'être embrasé, le tsar ne brûle plus des mêmes feux pour Katia et qu'il est peut-être sur le point de l'abandonner.

Tout en suivant de loin, à travers les papotages de la petite cour, les hauts et les bas de ce couple aux réactions imprévisibles, Ostermann, en stratège avisé, s'emploie à monter dès maintenant une contre-offensive. Ayant cuvé le chagrin que lui a causé la mort de sa sœur Anna, Élisabeth est redevenue disponible. Certes, elle pense encore souvent à ce bébé, son neveu, privé de tendresse et qui grandira au loin, comme un étranger. Elle se demande si elle ne devrait pas le prendre, de temps à autre, auprès d'elle. Et puis le courant des jours l'emporte et elle oublie ses velléités tutélaires. On dit même qu'après le passage d'une crise mystique le goût de vivre l'a si bien ressaisie qu'elle se trouve à présent sous le charme du descendant d'une grande famille, le très séduisant comte Simon Narychkine. Ce gentilhomme fastueux et raffiné a le même âge qu'elle et son assiduité à la suivre par monts et par vaux, tel un quelconque barbet, témoigne de l'intérêt qu'ils trouvent tous deux à leurs tête-à-tête. Quand elle se retire dans sa propriété d'Ismailovo, elle ne manque pas de l'y inviter. Là, ils se grisent des joies saines et simples de la campagne. Quoi de plus agréable que de jouer aux paysans quand on a derrière soi quelques palais et des nuées de domestiques ? Chaque jour, on s'amuse à cueillir des noix, des fleurs, des champignons, on parle avec une douceur paternelle aux serfs du domaine, on s'intéresse à la santé des bêtes qui paissent dans les prés ou ruminent dans les étables. Tandis qu'Ostermann se renseigne, par les espions qu'il a envoyés à Ismailovo, sur les progrès des amours bucoliques de Simon Narychkine et d'Élisabeth, les Dolgorouki, à Gorenki, s'obstinent à caresser, malgré quelques alertes, l'idée d'un mariage entre Katia et le tsar. Mais, pour plus de précautions, ils estiment qu'il faudrait unir non seulement Catherine Dolgorouki au tsar Pierre II, mais aussi la tante du tsar, Élisabeth Petrovna, à Ivan Dolgorouki. Or, voici qu'aux dernières nouvelles cette folle d'Élisabeth s'est entichée de Simon Narychkine. Une toquade aussi inattendue risque de compromettre toute l'affaire. Il est urgent d'y mettre le holà ! Jouant le tout pour le tout, les Dolgorouki menacent Élisabeth de la faire enfermer dans un couvent pour inconduite si elle s'entête à préférer Simon Narychkine à Ivan Dolgorouki. Mais la jeune femme a du sang de Pierre le Grand dans les veines. Dans un sursaut d'orgueil, elle refuse d'obéir. Alors, les Dolgorouki se déchaînent. Comme ils ont à leur botte les principaux services de l'État, Simon Narychkine reçoit du Haut Conseil secret l'ordre de partir immédiatement en mission pour l'étranger. On l'y laissera aussi longtemps qu'il faudra pour qu'Élisabeth l'oublie. Contrariée, une fois de plus, dans ses amours, elle pleure, enrage et médite d'impitoyables vengeances. Cependant, elle mesure vite son impuissance à lutter contre les machinations du Haut Conseil. Et elle ne peut même plus compter sur Pierre pour défendre ses intérêts : il est trop absorbé par ses propres déboires sentimentaux pour s'occuper de ceux de sa tante. Selon des ragots qui parviennent à Élisabeth, il a failli répudier Katia en apprenant que celle-ci avait eu des rendez-vous clandestins avec un autre soupirant, un certain comte Millesimo, attaché à l'ambassade d'Allemagne en Russie. Effrayés par les conséquences d'une telle rupture entre les amoureux, et pressés d'empêcher le tsar de se dérober devant l'obstacle, les Dolgorouki se sont arrangés pour réserver un tête-à-tête de réconciliation à Katia et à Pierre, dans un pavillon de chasse. Le soir même, survenant au moment des premières caresses, le père de la jeune fille s'est déclaré outragé dans son honneur et a réclamé une réparation officielle. Le plus étrange, c'est que ce grossier subterfuge a porté ses fruits. Dans cette capitulation de l'amoureux surpris en flagrant délit par un pater familias indigné, il est impossible de savoir si le « coupable » a finalement cédé à son inclination pour Katia, à la crainte d'un scandale ou simplement à la lassitude.