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Toujours est-il que, le 22 octobre 1729, jour anniversaire de la naissance de Catherine, les Dolgorouki révèlent à leurs invités que la jeune fille vient d'être promise au tsar. Le 19 novembre suivant, c'est le Haut Conseil secret qui reçoit l'annonce officielle des fiançailles et, le 30 du même mois, une cérémonie religieuse se déroule à Moscou, au palais Lefort, où Pierre a l'habitude de résider lors de ses brefs passages dans la ville. La vieille tsarine Eudoxie a consenti à sortir de sa retraite pour bénir le jeune couple. Tous les dignitaires de l'empire, tous les ambassadeurs étrangers sont présents dans la salle en attendant l'arrivée de l'élue. Son frère, Ivan Dolgorouki, l'ancien favori de Pierre, va la chercher au palais Golovine où elle est descendue avec sa mère. Le cortège traverse la ville, acclamé par une foule de braves gens qui, devant tant de jeunesse et tant de magnificence, croient assister à l'heureuse conclusion d'un conte de fées. A l'entrée du palais Lefort, la couronne surmontant le carrosse de la fiancée accroche au passage le montant supérieur du portail et s'effondre par terre avec fracas. Les badauds superstitieux voient dans cet incident un mauvais présage. Mais Katia ne bronche pas. En franchissant le seuil du salon d'apparat, elle est très droite. L'évêque Théophane Prokopovitch l'invite à s'avancer avec Pierre. Le couple se place sous un dais d'or et d'argent tenu par deux généraux. Après l'échange des anneaux, des salves d'artillerie et des sonneries de cloches préludent au défilé des congratulations. Selon le protocole, la tsarevna Élisabeth Petrovna fait un pas et, tâchant d'oublier qu'elle est la fille de Pierre le Grand, baise la main d'une « sujette » nommée Catherine Dolgorouki. Un peu plus tard, c'est à Pierre II de surmonter son dépit, car le comte de Millesimo, s'étant approché de Catherine, s'incline devant elle. Déjà elle s'apprête à lui tendre la main. Pierre voudrait empêcher ce geste de courtoisie, qu'il juge incongru. Mais elle devance son mouvement et présente spontanément ses doigts à l'attaché d'ambassade qui les effleure du bout des lèvres avant de se redresser, sous le regard meurtrier du fiancé. Voyant l'air courroucé du tsar, les amis de Millesimo l'entraînent et disparaissent avec lui dans la foule. C'est alors que le prince Vassili Dolgorouki, un des membres les plus éminents de cette nombreuse famille, croit le moment venu d'adresser un petit discours moralisateur à sa nièce. « Hier, j'étais ton oncle, dit-il face à un cercle d'auditeurs attentifs. Maintenant, tu es ma souveraine et je suis ton fidèle serviteur. Je fais appel cependant à mes anciens droits pour te donner ce conseil : ne regarde pas celui que tu vas épouser comme ton mari seulement mais aussi comme ton maître et ne t'occupe que de lui plaire. [...] Si quelque membre de ta famille te demande des faveurs, oublie-le pour ne tenir compte que du mérite. Ce sera le meilleur moyen d'assurer tout le bonheur que je te souhaite11. »

Ces doctes paroles ont le don d'assombrir l'humeur de Pierre. Jusqu'à la fin de la réception, il garde une mine renfrognée. Même devant le feu d'artifice qui clôt les réjouissances, il n'accorde pas un regard à celle avec qui il vient d'échanger des promesses d'amour et de confiance éternels. Plus il scrute les visages épanouis qui l'entourent et plus il a l'impression d'être tombé dans un piège.

Pendant qu'il se laisse ballotter ainsi entre les intrigues politiques, les femmes, la boisson et les plaisirs de la chasse, le Haut Conseil secret dirige, tant bien que mal, les affaires de l'État. A l'initiative des Sages et avec l'aval du tsar, des mesures sont prises pour renforcer le contrôle sur la magistrature, réglementer l'usage des billets de change, interdire au clergé le port des vêtements laïques et réserver au Sénat la connaissance des problèmes de la Petite-Russie. Bref, malgré la défection de l'empereur, l'empire continue.

Entre-temps, Pierre a appris que son cher Ivan Dolgorouki envisage d'épouser la petite Nathalie Chérémétiev. Au vrai, il ne voit guère d'inconvénient à céder son « mignon » d'autrefois à une rivale. On convient que, pour affirmer l'amitié foncière qui lie les quatre jeunes gens, leurs deux mariages seront célébrés le même jour. Cependant, cet arrangement raisonnable ne laisse pas de tourmenter Pierre. Choses et gens, tout le déçoit et l'agace. Il n'est nulle part à son aise et ne sait plus à qui se confier. Peu avant la fin de l'année, il se présente, sans avoir été annoncé, chez Élisabeth, qu'il a négligée ces derniers mois. Il la trouve mal logée, mal servie, manquant de l'essentiel, alors qu'elle devrait être la première dame de l'empire. Il est venu pour se plaindre à elle de son désarroi, et c'est elle qui se plaint à lui de son dénuement. Elle accuse les Dolgorouki de l'avoir humiliée, ruinée et de préparer leur domination sur lui à travers l'épouse qu'ils lui ont jetée dans les bras. Ébranlé par les doléances de sa tante, qu'il aime toujours en secret, il répond : « Ce n'est pas ma faute ! On ne m'obéit pas, mais je trouverai bientôt le moyen de rompre mes chaînes12 ! »

Ces propos sont rapportés aux Dolgorouki, qui se consultent pour élaborer une riposte à la fois respectueuse et efficace. D'ailleurs, il y a un autre problème familial à régler d'urgence : Ivan s'est disputé avec sa sœur Katia, laquelle a perdu toute mesure depuis ses fiançailles et réclame les diamants de feu la grande-duchesse Nathalie, en affirmant que le tsar les lui avait promis. Cette querelle sordide autour d'un coffret de bijoux risque d'irriter Pierre au moment où il est plus que jamais nécessaire d'endormir sa méfiance. Mais comment faire entendre raison à des femmes moins sensibles à la logique masculine qu'au scintillement de quelques cailloux précieux ?

Le 6 janvier 1730, lors de la bénédiction traditionnelle des eaux de la Néva, Pierre arrive en retard à la cérémonie et se campe derrière le traîneau découvert où se tient Catherine. Dans l'air glacé, les paroles du prêtre et le chant du chœur ont une résonance irréelle. La vapeur sort de la bouche des chanteurs en même temps que leur voix. Pierre grelotte au cours de l'office interminable. En rentrant chez lui, il est pris de frissons et se met au lit. On croit à un rhume. D'ailleurs, le 12 janvier, il va mieux. Mais, cinq jours plus tard, les médecins décèlent chez lui les symptômes de la petite vérole. A l'annonce de cette maladie, souvent mortelle à l'époque, tous les Dolgorouki se retrouvent, terrorisés, au palais Golovine. La panique allonge les visages. Déjà on prévoit le pire et on cherche des échappatoires à la catastrophe. Dans l'affolement général, Alexis Dolgorouki affirme qu'une seule solution existe pour le cas où le tsar viendrait à disparaître : couronner sans tarder celle qu'il a choisie comme épouse, Catherine, la petite Katia. Mais cette prétention paraît exorbitante au prince Vassili Vladimirovitch et il proteste, au nom de toute la famille.