« — Ni moi, ni aucun des miens nous ne voudrons être ses sujets ! Elle n'est pas mariée !
— Elle est fiancée ! rétorque Alexis.
— Ce n'est pas la même chose ! »
La discussion s'enflamme. Le prince Serge Dolgorouki parle de soulever la Garde pour soutenir la cause de la fiancée du tsar. Tourné vers le général Vassili Vladimirovitch Dolgorouki, il s'écrie :
« Toi et Ivan vous commandez le régiment Préobrajenski. A vous deux, vous pouvez faire faire ce que vous voudrez à vos hommes !...
— Nous serions massacrés ! » réplique le général, et il quitte la réunion.
Après son départ, un autre Dolgorouki, le prince Vassili Loukitch, membre du Haut Conseil secret, s'assied près de la cheminée où brûle un énorme feu de bois et, de sa propre autorité, rédige un testament à soumettre au tsar pendant qu'il a encore la force de lire et de signer un papier officiel. Les autres membres de la famille se groupent derrière lui et suggèrent qui une phrase, qui un mot pour corser le texte. Quand il a fini, une voix s'élève dans l'assistance pour émettre la crainte que des esprits mal intentionnés ne contestent l'authenticité du document. Aussitôt, un troisième Dolgorouki, Ivan, le mignon de Pierre, le fiancé de Nathalie Chérémétiev, vient à la rescousse. On a besoin de la signature du tsar ? La belle affaire ! Tirant un papier de sa poche, il le fourre sous les yeux de sa parentaille.
« Voici l'écriture du tsar, dit-il joyeusement. Et voici la mienne. Vous-mêmes ne sauriez les distinguer. Et je sais aussi signer son nom. Je l'ai fait souvent par plaisanterie ! »
Les témoins sont éberlués. Personne ne s'indigne. Trempant la plume dans l'encrier, Ivan signe le nom de Pierre au bas de la page. Tous se penchent sur son épaule et s'émerveillent :
« C'est la main même du tsar13 ! » s'exclament-ils.
Puis les truqueurs échangent des regards à demi rassurés et prient Dieu pour que l'obligation d'user de ce faux en écriture leur soit épargnée.
De temps à autre, ils envoient des émissaires au palais pour prendre des nouvelles du tsar. Elles sont toujours plus alarmantes. Pierre s'éteint à une heure du matin, dans la nuit du dimanche 18 au lundi 19 janvier 1730, à l'âge de quatorze ans et trois mois. Son règne aura duré un peu plus de deux ans et demi. Le 19 janvier 1730, jour de sa mort, est la date qu'il avait fixée, quelques semaines auparavant, pour son mariage avec Catherine Dolgorouki.
1 Cf. Brian-Chaninov : Histoire de Russie.
2 Terme désignant traditionnellement la fille du tsar.
3 Cf. Daria Olivier, op. cit.
4 Cf. Waliszewski, op. cit.
5 Cf. Daria Olivier, op. cit.
6 Précisions données par Essipov : « L'Exil du prince Menchikov », Annales de la Patrie, 1861, et reprises par Waliszewski, op. cit.
7 Mille cent vingt kilos.
8 Waliszewski, op. cit.
9 Les deux autres enfants de Menchikov, son fils Alexandre et sa fille Alexandra, ne seront tirés de l'exil que sous le règne suivant.
10 Le futur Pierre III, qui épousera Catherine la Grande.
11 Cité par Soloviov : Histoire de la Russie, repris par K. Waliszewski, op. cit.
12 Ibid.
13 Détails pris dans le dossier de l'affaire Dolgorouki aux Archives d'État, à Moscou, et cités par Kostomarov dans sa Monographie et par K. Waliszewski dans L'Héritage de Pierre le Grand.
IV
L'AVÈNEMENT-SURPRISE D'ANNA IVANOVNA
La même incertitude qui a embarrassé les membres du Haut Conseil secret à la mort de Pierre Ier le Grand s'empare d'eux dans les heures qui suivent la mort de Pierre II, « le Petit ». En l'absence d'un héritier mâle et d'un testament authentique, par qui remplacer le défunt sans provoquer une révolution dans l'aristocratie ? Réunis au palais Lefort, à Moscou, il y a là les notables habituels de la Généralité entourant les Galitzine, les Golovkine et les Dolgorouki. Mais personne ne s'avise encore de formuler son opinion. Comme si tous les « décideurs » attitrés se sentaient coupables du tragique déclin de la monarchie. Profitant de la confusion générale, Vassili Dolgorouki juge le moment venu d'imposer la solution qui a sa préférence et, dégainant son épée, pousse un cri de ralliement : « Vive Sa Majesté Catherine ! » Pour justifier cette exclamation de victoire, il invoque le testament fabriqué la veille et sur lequel son jeune parent, Ivan Dolgorouki, a imité la signature du tsar. Grâce à ce micmac, il se pourrait qu'une Dolgorouki accédât au sommet de l'empire. L'enjeu vaut bien quelques petites tricheries. Mais le clan des adversaires de ce choix se rebiffe aussitôt. Foudroyant Vassili Dolgorouki du regard, Dimitri Galitzine dit d'une voix tranchante : « Le testament est totalement faux ! »
Et il se fait fort de le démontrer sur l'heure. Craignant que le document, s'il était soumis à un examen sérieux, ne donnât lieu à de graves accusations de contrefaçon, les Dolgorouki comprennent qu'il serait maladroit d'insister. Déjà personne ne parle plus d'un trône pour Catherine. Sur le point de s'y installer, elle se retrouve assise dans le vide. Poursuivant son avantage, Dimitri Galitzine déclare que, à défaut d'un successeur mâle dans la lignée de Pierre le Grand, le Haut Conseil secret devrait se pencher sur les rejetons de la branche aînée et offrir la couronne à l'un des enfants d'Ivan V, dit « le Simple », frère de Pierre Ier, qui, bien que maladif et indolent, fut « cotsar » avec lui durant les cinq ans de la régence de leur sœur Sophie. Mais, par malchance, Ivan V n'a engendré que des filles. Ce sera donc encore à une femme qu'il faudra recourir pour gouverner la Russie. N'est-ce pas un danger ? De nouveau, on discute ferme des avantages et des inconvénients de la « gynécocratie ». Certes, Catherine Ire a prouvé récemment qu'une femme peut être courageuse, déterminée et lucide quand les circonstances le commandent. Cependant, comme chacun sait, « le sexe » est esclave de ses sens. Une souveraine aura donc intérêt à sacrifier la grandeur de la patrie aux plaisirs que lui dispense son amant. Pour étayer cette thèse, ceux qui la soutiennent citent Menchikov qui, disent-ils, a mené Catherine par le bout du nez. Mais un tsar n'aurait-il pas été aussi faible, devant une favorite habile aux caresses et aux intrigues, que la tsarine l'a été entre les mains du Sérénissime ? Pierre II lui-même n'a-t-il pas donné l'exemple d'une complète démission de l'autorité devant les pièges de la séduction féminine ? Ce qui est important, quand il s'agit d'installer quelqu'un à la tête de l'État, ce n'est pas tant la spécificité sexuelle que le caractère du personnage à qui le pays déléguera sa confiance. Dans ces conditions, affirme Dimitri Galitzine, le matriarcat est tout à fait acceptable, à condition que la bénéficiaire d'un tel honneur soit digne de l'assumer. Cette évidence étant reconnue par tous, il passe à l'examen des dernières candidatures qu'il est permis d'envisager. Dès l'abord, il écarte l'idée saugrenue de recourir à Élisabeth Petrovna, la tante de Pierre II, qui, d'après lui, aurait implicitement renoncé à la succession en quittant la capitale pour vivre en recluse à la campagne, narguant ses proches et se plaignant de tout. En comparaison de cette fille de Pierre le Grand, les trois filles de son frère, Ivan V, lui paraissent autrement intéressantes. Toutefois, l'aînée, Catherine Ivanovna, est connue pour son tempérament fantasque et atrabilaire. En outre, son mari, le prince Charles-Léopold de Mecklembourg, est un homme nerveux et instable, un éternel révolté, toujours prêt à batailler, que ce soit contre ses voisins ou contre ses sujets. Le fait que Catherine Ivanovna soit séparée de lui depuis une dizaine d'années n'est pas une garantie suffisante, car, si elle est proclamée impératrice, il reviendra vers elle au galop et n'aura de cesse que d'avoir entraîné le pays dans des guerres coûteuses et inutiles. La benjamine, Prascovie Ivanovna, rachitique et scrofuleuse, n'a ni la santé, ni la clarté d'esprit, ni l'équilibre moral qu'exige la direction des affaires publiques. Reste la deuxième, Anna Ivanovna. Elle avoue trente-sept ans et passe pour avoir de l'énergie à revendre. Veuve depuis 1711 de Frédéric-Guillaume, duc de Courlande, elle continue de vivre à Annenhof, près de Mitau, dans la dignité et le dénuement. Elle a failli épouser Maurice de Saxe, mais s'est entichée depuis peu d'un hobereau courlandais, Johann-Ernest Bühren. Au cours de son exposé, Dimitri Galitzine glisse sur ce détail et promet que, de toute façon, si le Haut Conseil l'exige, elle abandonnera sans regret son amant pour accourir en Russie. Ayant lu, sur le visage des hauts conseillers, que son plaidoyer les a convaincus, il dit encore :