« Donc, nous sommes d'accord pour Anna Ivanovna. Mais il faut alléger tout cela ! »
Surpris par cette formule ambiguë, Gabriel Golovkine demande :
« Comment l'entendez-vous ?
— J'entends que nous devons nous assurer un peu plus de liberté ! »
Comprenant que, dans la pensée de Dimitri Galitzine, il s'agit de rogner, d'une façon déguisée, sur les pouvoirs confiés à la tsarine afin d'élargir ceux du Haut Conseil secret, tout le monde acquiesce. Les représentants des plus anciennes familles de Russie, réunis en conclave, voient dans cette initiative une occasion inespérée de renforcer l'influence politique de la noblesse de vieille souche, face à la monarchie héréditaire et à ses serviteurs occasionnels. Par ce tour de passe-passe, on volerait à Sa Majesté un pan de la « dalmatique impériale » tout en feignant de l'aider à la revêtir. Après une suite de discussions byzantines, il est entendu entre les auteurs du projet qu'Anna Ivanovna sera reconnue tsarine, mais qu'on limitera ses prérogatives par une série de conditions auxquelles elle devra souscrire préalablement.
Là-dessus, les membres du Haut Conseil secret se rendent dans la grande salle du palais où une multitude de dignitaires civils, militaires et ecclésiastiques attendent le résultat de leurs délibérations. En apprenant la décision prise par les conseillers supérieurs, l'évêque Théophane Prokopovitch rappelle timidement le testament de Catherine Ire selon lequel, après la mort de Pierre II, la couronne devrait revenir à sa tante Élisabeth, en tant que fille de Pierre Ier et de la défunte impératrice. Peu importe que cette enfant soit née avant le mariage de ses parents : sa mère lui a transmis le sang des Romanov, dit-il, et rien d'autre ne compte quand l'avenir de la sainte Russie est en jeu ! A ces mots, Dimitri Galitzine, indigné, vocifère : « Nous ne voulons pas de bâtards1 ! »
Souffleté par cette apostrophe, Théophane Prokopovitch ravale ses objections et on passe à l'étude des « conditions pratiques ». L'énumération des entraves au pouvoir impérial se termine par le serment imposé à la candidate : « Si je n'observe pas ce que j'ai promis, je consens à perdre ma couronne. » D'après la charte imaginée par les conseillers supérieurs, la nouvelle impératrice s'engage à travailler à l'extension de la foi orthodoxe, à ne pas se marier, à ne pas désigner d'héritier et à maintenir auprès d'elle le Haut Conseil secret, dont le consentement lui sera toujours nécessaire pour déclarer la guerre, conclure la paix, lever des impôts, intervenir dans les affaires de la noblesse, nommer des responsables aux postes clefs de l'empire, distribuer des villages, des terres, des paysans et régler ses dépenses personnelles sur les deniers de l'État. Cette cascade d'interdits stupéfie l'assistance. Le Haut Conseil secret n'est-il pas allé trop loin dans ses exigences ? N'est-on pas en train de commettre un crime de lèse-majesté ? Ceux qui craignent que les pouvoirs de la future impératrice ne soient réduits sans égard pour la tradition se heurtent à ceux qui se réjouissent d'un renforcement du rôle des vrais boyards dans la conduite de la politique en Russie. Mais très vite les seconds l'emportent sur les premiers. De tous côtés, on clame : « C'est encore la meilleure façon d'en sortir ! » Même l'évêque Théophane Prokopovitch, submergé par l'enthousiasme de la majorité, se tait et rumine dans un coin son inquiétude. Sûr de l'adhésion de tout le pays, le Haut Conseil secret charge le prince Vassili Loukitch Dolgorouki, le prince Dimitri Galitzine et le général Léontiev d'aller porter à Anna Ivanovna, dans sa retraite de Mitau, le message précisant les conditions de son accession au trône.
Or, entre-temps, Élisabeth Petrovna a été tenue au courant des discussions et des dispositions du Haut Conseil secret. Son médecin et confident, Armand Lestocq, l'a prévenue de la machination qui se prépare à Moscou et l'a suppliée « d'agir ». Mais elle refuse de tenter la moindre démarche pour faire valoir ses droits à la succession de Pierre II. Elle n'a pas d'enfant et ne désire pas en avoir. A ses yeux, c'est son neveu, Charles-Pierre-Ulrich, le fils de sa sœur Anna et du duc Charles-Frédéric de Holstein, qui est l'héritier légitime. Mais la mère du petit Charles-Pierre-Ulrich est morte et le bébé n'a encore que quelques mois. Engourdie de tristesse, Élisabeth hésite à regarder au-delà de ce deuil. Après nombre d'aventures décevantes, de fiançailles rompues, d'espoirs envolés, elle a pris en dégoût la cour de Russie et préfère l'isolement et même l'ennui de la campagne au tapage et au clinquant des palais.
Tandis qu'elle médite, avec une mélancolie mêlée d'amertume, sur cet avenir impérial qui ne la concerne plus, les émissaires du Haut Conseil secret se hâtent vers sa cousine Anna Ivanovna, à Mitau. Elle les reçoit avec une bienveillance narquoise. En vérité, les espions bénévoles qu'elle entretient à la cour l'ont déjà renseignée sur le contenu des lettres que lui apporte la députation du Haut Conseil. Néanmoins, elle ne laisse rien paraître de ses intentions, lit sans sourciller la liste des renoncements que lui dictent les gardiens du régime et déclare consentir à tout. Elle ne semble même pas contrariée par l'obligation qui lui est faite de rompre avec son amant, Johann Bühren. Abusés par son air tout ensemble digne et docile, les plénipotentiaires ne se doutent pas qu'elle s'est déjà entendue, à leur insu, avec son indispensable favori pour qu'il la rejoigne, à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, dès qu'elle lui fera signe que la voie est libre. Cette éventualité est d'autant plus probable que, d'après les échos qu'elle reçoit de ses partisans en Russie, nombreux sont ceux qui, parmi la petite noblesse, sont prêts à s'insurger contre les aristocrates de haute volée, les verkhovniki, selon l'expression populaire, accusés de vouloir empiéter sur les pouvoirs de Sa Majesté pour accroître les leurs. On chuchote même que la Garde, qui a toujours défendu les droits sacrés de la monarchie, serait disposée à intervenir aux côtés de la descendante de Pierre le Grand et de Catherine Ire en cas de conflit.