Ayant mûri son plan en cachette, assuré la délégation de sa totale soumission et fait le simulacre d'un adieu définitif à Bühren, Anna se met en route, traînant derrière elle une suite digne d'une princesse de son rang. Le 10 février 1730, elle s'arrête dans le village de Vsiesviatskoïé, aux portes de Moscou. Les funérailles de Pierre II doivent avoir lieu le lendemain. Elle n'aura pas le temps de s'y rendre, et cet empêchement l'arrange. Du reste, comme elle l'apprendra peu après, un scandale a marqué cette journée de deuil : la fiancée du défunt, Catherine Dolgorouki, a exigé, au dernier moment, de prendre place dans le cortège parmi les membres de la famille impériale. Les vrais titulaires de ce privilège ont refusé de l'accueillir dans leurs rangs. Au terme d'un échange d'invectives, Catherine est rentrée chez elle, furieuse.
Ces incidents sont rapportés en détail à Anna Ivanovna, qui s'en amuse. Ils lui font paraître plus agréables encore le calme et le silence du village de Vsiesviatskoïé, enseveli sous la neige. Mais il lui faut penser à sa prochaine entrée dans la vieille capitale des tsars. Soucieuse de sa popularité, elle offre une tournée de vodka aux détachements du régiment Préobrajenski et du régiment des gardes à cheval venus la saluer et, séance tenante, se proclame colonel de leurs unités, son principal collaborateur, le comte Simon Andreïevitch Saltykov, étant lieutenant-colonel. En revanche, lors d'une visite de déférence que lui font les membres du Haut Conseil secret, elle les accueille avec une courtoisie glaciale et feint l'étonnement quand le chancelier Gabriel Golovkine veut lui remettre les insignes de l'ordre de Saint-André, auxquels elle a droit en tant que souveraine. « C'est vrai, observe-t-elle avec ironie en arrêtant son geste, j'avais oublié de les prendre ! » Et, appelant un des hommes de sa suite, elle l'invite à lui passer le grand cordon, au nez et à la barbe du chancelier, médusé par un tel mépris des usages. En se retirant, les membres du Haut Conseil secret se disent, chacun à part soi, que la tsarine ne sera pas aussi facile à manier qu'on l'avait cru.
Le 15 février 1730, Anna Ivanovna fait enfin son entrée solennelle à Moscou et, le 19 du même mois, a lieu la prestation du serment à Sa Majesté dans la cathédrale de l'Assomption et dans les principales églises de la ville. Averti des mauvaises dispositions de l'impératrice à son égard, le Haut Conseil secret a décidé de lâcher du lest et de modifier quelque peu la rédaction traditionnelle de l'« engagement sur l'honneur ». On jurera fidélité « à Sa Majesté et à l'Empire », ce qui devrait calmer toutes les appréhensions. Puis, à l'issue de nombreux conciliabules, et compte tenu des mouvements incontrôlés parmi les officiers de la Garde, on se résigne à adoucir encore, dans la formule, les « interdits » prévus initialement. Toujours énigmatique et souriante, Anna Ivanovna enregistre ces menues rectifications sans les approuver ni les critiquer. C'est avec une tendresse apparente qu'elle reçoit sa cousine Élisabeth Petrovna, accepte son baisemain et affirme qu'elle éprouve beaucoup de sollicitude pour leur famille commune. Avant de la congédier, elle lui promet même de veiller personnellement, en tant que souveraine, à ce qu'elle ne manque jamais de rien dans sa retraite.
Or, malgré cette soumission et cette bienveillance affichées, elle ne perd pas de vue le but qu'elle s'est fixé en quittant Mitau pour rentrer en Russie. Dans la Garde et dans la petite et la moyenne noblesse, ses partisans se préparent à une action d'éclat. Le 25 février 1730, alors qu'elle siège sur son trône, entourée des membres du Haut Conseil, la foule des courtisans qui se pressent dans la grande salle du palais Lefort est bousculée par l'intrusion de quelques centaines d'officiers de la Garde, avec à leur tête le prince Alexis Tcherkasski, champion déclaré de la nouvelle impératrice. Prenant la parole, il tente d'expliquer, dans un discours décousu, que le document signé par Sa Majesté à l'instigation du Haut Conseil secret est en contradiction avec les principes de la monarchie de droit divin. Au nom des millions de sujets dévoués à la cause de la Sainte Russie, il supplie la tsarine de dénoncer cet acte monstrueux, de réunir au plus tôt le Sénat, la noblesse, les officiers supérieurs, les ecclésiastiques et de leur dicter sa propre conception du pouvoir.
« Nous voulons une tsarine autocrate, nous ne voulons pas du Haut Conseil secret ! » rugit un des officiers en s'agenouillant devant elle. Comédienne consommée, Anna Ivanovna joue l'étonnement. Elle semble découvrir soudain que sa bonne foi a été surprise. Croyant agir pour le bien de tous en renonçant à une partie de ses droits, elle n'aurait fait que rendre service à des ambitieux et à des méchants ! « Comment ! s'écrie-t-elle. Lorsque j'ai signé la charte à Mitau, je ne répondais pas au vœu de toute la nation ? » Du coup, les officiers font un pas en avant comme à la parade et s'exclament d'une seule voix : « Nous ne permettrons pas qu'on dicte des lois à notre souveraine ! Nous sommes vos esclaves, mais nous ne pouvons souffrir que des rebelles se donnent l'air de vous commander. Dites un mot et nous jetterons leurs têtes à vos pieds ! »
Anna Ivanovna se domine pour ne pas éclater de joie. En un clin d'œil, son triomphe la paie de toutes les avanies passées. On a cru la rouler et c'est elle qui roule ses ennemis, les verkhovniki, dans la poussière. Foudroyant du regard ces dignitaires déloyaux, elle déclare : « Je ne me sens plus en sécurité ici ! » Et, tournée vers les officiers, elle ajoute : « N'obéissez qu'à Simon Andreïevitch Saltykov ! »
C'est l'homme qu'elle a nommé, quelques jours auparavant, lieutenant-colonel. Les officiers hurlent des vivats qui font trembler les vitres. D'une seule phrase, cette femme de tête a balayé le Haut Conseil secret. Elle est donc digne de guider la Russie vers la gloire, la justice et la prospérité !
Pour clore cette « séance de vérité », l'impératrice se fait lire à haute voix le texte de la charte. Après chaque article, elle pose la même question : « Cela convient-il à la nation ? » Et, chaque fois, les officiers répondent en braillant : « Vive la souveraine autocrate ! Mort aux traîtres ! Nous taillerons en pièces quiconque lui refusera ce titre ! »
Plébiscitée avant même d'avoir été couronnée, Anna Ivanovna conclut d'un ton suave, qui contraste avec son imposante stature de matrone : « Ce papier est donc inutile ! Et, saluée par les hourras de la foule, elle déchire le document et en éparpille les morceaux à ses pieds2.
A l'issue de ces assises houleuses, qu'elle considère comme son véritable sacre, l'impératrice, suivie de la cohorte, toujours grossie, des officiers de la Garde, se rend auprès des membres du Haut Conseil qui ont préféré se retirer pour ne pas assister au triomphe de celle dont ils ont voulu rogner les ongles et qui vient de les griffer jusqu'au sang. Alors que la plupart des conseillers demeurent muets d'accablement, Dimitri Galitzine et Vassili Dolgorouki se tournent vers la masse des opposants et reconnaissent publiquement leur défaite. « Qu'il en soit fait selon le vœu de la Providence ! » dit Dolgorouki, philosophe.
De nouveau, les vivats éclatent. La « journée des dupes » est terminée. Quand il n'y a plus aucun risque à prendre parti, Ostermann, qui avait prétendu être gravement malade et condamné à la chambre par les médecins, surgit soudain, frais comme l'œil, gai comme un pinson, congratule Anna Ivanovna, lui jure un dévouement indéfectible et lui annonce, en catimini, qu'il s'apprête à intenter, au nom de Sa Majesté, un procès contre les Dolgorouki et les Galitzine. Anna Ivanovna sourit avec une joie méprisante. Qui donc a osé prétendre qu'elle n'était pas de la race de Pierre le Grand ? Elle vient de prouver le contraire. Et cette seule idée la comble de fierté.
Le plus dur étant fait, c'est sans émotion particulière qu'elle se prépare au couronnement. Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Sur son ordre, la cérémonie du sacre a lieu deux semaines plus tard, le 15 mars 1730, avec l'éclat habituel, en la cathédrale de l'Assomption, au Kremlin. Catherine Ire, Pierre II, Anna Ivanovna, les souverains de Russie se succèdent à un rythme si rapide que la valse des « Majestés » donne le vertige. Avec cette nouvelle impératrice, c'est la troisième fois en six ans que les Moscovites sont appelés à acclamer le cortège qui défile dans leurs rues à l'occasion d'un avènement. Habitués à ces fastes à répétition, ils n'en crient pas moins leur enthousiasme et leur vénération à leur « petite mère ».