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Entre-temps, Anna Ivanovna n'a pas chômé : elle a commencé par nommer général en chef et grand maître de la cour Simon Andreïevitch Saltykov, qui a si bien servi sa cause, et par reléguer dans ses terres le trop remuant Dimitri Mikhaïlovitch Galitzine afin qu'il y fasse pénitence. Mais surtout, elle s'est dépêchée d'envoyer un émissaire à Mitau, où Bühren attend avec impatience le signal libérateur. Immédiatement, il se met en route pour la Russie.

Dans la vieille capitale, cependant, les réjouissances du couronnement se poursuivent par de gigantesques illuminations. Or, la lumière scintillante des feux d'artifice est bientôt combattue par une aurore boréale d'une rare puissance. Subitement, l'horizon s'embrase. Le ciel rayonne, comme injecté de sang. Dans le peuple, certains osent parler d'un mauvais présage.

1 Mémoires du prince Dolgorouki, cités par K. Waliszewski, L'Héritage de Pierre le Grand.

2 Détails et propos rapportés dans L'Avènement d'Anna Ire, par Korsakov ; citations reprises par K. Waliszewski, L'Héritage de Pierre le Grand.

V

LES EXTRAVAGANCES D'ANNA

Mariée à dix-sept ans au duc Frédéric-Guillaume, qui a laissé à la cour le souvenir d'un prince querelleur et ivrogne, retirée avec son époux à Annenhof, en Courlande, Anna Ivanovna s'est retrouvée veuve quelques mois après avoir quitté la Russie. S'étant transportée ensuite à Mitau, elle a vécu là dans la déréliction et la gêne. Durant ces années où le monde entier semblait avoir oublié son existence, elle a eu constamment dans son ombre un nobliau d'origine westphalienne, Johann-Ernest Bühren. Celui-ci a remplacé auprès d'elle son premier amant, Pierre Bestoujev, qui était l'obligé de Pierre le Grand. Succédant à Pierre Bestoujev, Johann-Ernest Bühren, de piètre instruction mais d'ambition illimitée, s'est montré très efficace dans les travaux de jour, au bureau, comme dans ceux de nuit, dans le lit d'Anna. Elle est aussi disposée à écouter ses conseils qu'à recevoir ses caresses. Il la décharge de tous les ennuis qu'elle appréhende et lui procure tous les plaisirs qu'elle souhaite. Bien que son vrai nom soit Bühren et que ses proches aient russifié cette appellation en celle de Biren, il préfère qu'on la « francise » en Biron. Petit-fils d'un palefrenier de Jacques de Courlande, il n'en prétend pas moins avoir une ascendance très honorable et se dit volontiers apparenté aux nobles familles françaises de Biron. Anna Ivanovna le croit sur parole. D'ailleurs, elle lui est si attachée qu'elle découvre cent ressemblances entre leur façon, à tous deux, d'aborder la vie. Cette communion de goûts se révèle jusque dans les détails de leur comportement intime. Comme son impériale maîtresse, Bühren adore le luxe, mais n'est guère scrupuleux en matière de propreté morale ou corporelle. Femme de bon sens et de bonne santé, Anna ne s'offusque de rien et apprécie même que Bühren sente la sueur et l'étable et que son langage soit d'une rudesse teutonne. Sa préférence va, à table comme au lit, aux satisfactions substantielles et aux odeurs fortes. Elle aime manger, elle aime boire, elle aime rire. Très grande, le ventre rebondi, la poitrine opulente, elle dresse au-dessus d'un corps alourdi par la graisse un visage soufflé, bouffi, couronné par une abondante chevelure brune et éclairé par des yeux d'un bleu vif, dont la hardiesse désarme l'interlocuteur avant qu'elle ait prononcé un mot. Sa passion des robes aux couleurs éclatantes, surchargées de dorures et de broderies, s'accommode de son dédain pour les eaux de toilette aromatisées en usage à la cour. On affirme dans son entourage qu'elle s'obstine à se nettoyer la peau avec du beurre fondu. Autre contradiction de son caractère : tout en raffolant des animaux, elle goûte un plaisir sadique à les tuer et même à les torturer. Dès le lendemain de son couronnement et de son installation à Saint-Pétersbourg, elle a fait disposer des fusils chargés dans toutes les pièces du palais d'Hiver. Parfois, saisie d'une envie irrésistible, elle s'approche d'une fenêtre, l'ouvre, épaule son arme et abat un oiseau au vol. Tandis que ses appartements s'emplissent du bruit des détonations et de la fumée de la poudre, elle appelle ses demoiselles d'honneur effarouchées et les oblige à l'imiter, sous peine d'être renvoyées. Toujours avide de performances, elle s'enorgueillit de posséder autant de chevaux qu'il y a de jours dans l'année. Chaque matin, elle inspecte ses écuries et son chenil avec une satisfaction d'avare inventoriant son trésor. Mais elle s'amuse également avec des toupies ronflantes hollandaises et achète, par l'intermédiaire de son représentant à Amsterdam, des ballots d'une ficelle spéciale pour la confection des fouets avec lesquels on les fait tourner. Elle manifeste d'ailleurs le même engouement pour les soieries et les colifichets qu'elle commande en France. Tout ce qui flatte l'esprit, tout ce qui chatouille les nerfs n'a pas de prix à ses yeux. En revanche, elle n'éprouve nul besoin de se cultiver en lisant des livres ou en écoutant discourir de prétendus savants. Gourmande et paresseuse, elle se laisse porter par ses instincts et profite du moindre moment de loisir pour s'octroyer une sieste. Ayant somnolé une petite heure, elle convoque Bühren, signe négligemment les papiers qu'il lui présente et, ayant ainsi rempli ses obligations impériales, ouvre la porte de sa chambre, hèle les demoiselles d'honneur qui font de la broderie dans la pièce voisine et s'écrie gaiement :

Nou, dievki, poïti1 !

Dociles, ses suivantes entonnent en chœur quelque rengaine populaire et elle les écoute avec un sourire béat, en hochant la tête. Cet intermède se prolonge aussi longtemps que les chanteuses gardent un semblant de voix. Si l'une d'elles, saisie de fatigue, baisse le ton ou émet une fausse note, Anna Ivanovna la corrige d'un soufflet retentissant. Souvent elle convoque à son chevet des conteuses d'histoires, chargées de la distraire par leurs récits abracadabrants, toujours les mêmes, qui lui rappellent son enfance, ou bien elle fait venir un moine habile à commenter les vérités de la religion. Une autre obsession qu'elle se flatte d'avoir héritée de Pierre le Grand, c'est sa passion pour les exhibitions grotesques et les monstruosités de la nature. Aucune compagnie ne la divertit davantage que celle des bouffons et des nains. Plus ils sont laids et bêtes, plus elle applaudit à leurs mimiques et à leurs farces. Après dix-neuf ans de médiocrité et d'obscurité provinciales, elle a envie de secouer la chape de bienséance et d'imposer à la cour un train de luxe et de désordre sans précédent. Rien ne lui paraît trop beau ni trop couteux quand il s'agit de satisfaire les caprices d'une souveraine. Pourtant, cette Russie sur laquelle elle règne par accident n'est pas à proprement parler sa patrie. Et elle ne sent guère le besoin de s'en rapprocher. Certes, elle a auprès d'elle quelques Russes du cru, parmi les plus dévoués, tels le vieux Gabriel Golovkine, les princes Troubetzkoï et Ivan Bariatinski, Paul Iagoujinski, cet éternel « soupe au lait », et le trop impulsif Alexis Tcherkasski, dont elle a fait son grand chancelier. Mais les leviers de commande sont aux mains des Allemands. Sous les ordres du terrible Bühren, c'est toute une équipe d'origine germanique qui conduit la politique de l'empire. Après la prise de pouvoir de Sa Majesté et de son favori, les vieux boyards, si fiers de leur généalogie, ont été balayés du devant de la scène. Civils ou militaires, les nouveaux gros bonnets du régime sont les frères Loewenwolde, le baron von Brevern, les généraux Rodolphe von Bismarck et Christophe von Manstein, le feld-maréchal Burchard von Münnich. Dans le cabinet restreint de quatre membres qui remplace le Haut Conseil secret, Ostermann, malgré son passé ambigu, fait encore fonction de Premier ministre, mais c'est Johann-Ernest Bühren, le favori de l'impératrice, qui préside aux discussions et impose la décision finale.