Imperméable à la pitié, n'hésitant jamais à envoyer un gêneur au cachot, en Sibérie ou au bourreau pour le supplice du knout, Bühren n'a même pas besoin de prendre l'avis d'Anna Ivanovna sur les peines qu'il applique, car il sait d'avance qu'elle les approuvera. Est-ce parce qu'elle partage en tout les opinions de son amant qu'elle le laisse faire, ou simplement parce qu'elle est trop paresseuse pour le contrarier ? Ceux qui approchent Bühren sont unanimes à noter la dureté de son visage, qui semble taillé dans la pierre, et son regard d'oiseau de proie. Un mot de lui peut rendre toute la Russie heureuse ou désespérée. Sa maîtresse n'est que le « cachet » dont il authentifie les documents. Comme il a, lui aussi, la folie du luxe, il profite de sa situation régalienne pour toucher des pots-de-vin à droite et à gauche. Ses moindres services sont tarifés et monnayés. Ses contemporains estiment qu'il dépasse Menchikov dans la cupidité. Mais ce n'est pas cette concussion organisée qu'ils lui reprochent le plus. Les règnes précédents les ont habitués au graissage de patte dans l'administration. Non, ce qui les heurte chaque jour davantage, c'est la germanisation à outrance que Bühren a introduite dans leur patrie. Certes, Anna Ivanovna a toujours parlé et écrit l'allemand mieux que le russe, mais, depuis que Bühren occupe l'échelon supérieur de la hiérarchie, c'est tout le pays officiel qui, semble-t-il, a changé d'âme. S'ils avaient été commis par un Russe de souche, les crimes, les passe-droits, les vols, les violences de ce parvenu arrogant eussent été, sans doute, mieux supportés par les sujets de Sa Majesté. Du seul fait qu'ils sont inspirés ou perpétrés par un étranger à l'accent tudesque, ils deviennent doublement odieux à ceux qui en sont les victimes. Excédés par la conduite de ce tyran qui n'est même pas de chez eux, les Russes inventent un mot pour désigner le régime de terreur qu'il leur impose : on parle, derrière son dos, de la Bironovschina2 comme d'une épidémie mortelle qui se serait abattue sur le pays. La liste des règlements de comptes décidés en toute illégalité justifie cette appellation. Pour avoir osé tenir tête à la tsarine et à son favori, le prince Ivan Dolgorouki est écartelé, ses deux oncles, Serge et Ivan, sont décapités, un autre membre de la famille, Vassili Loukitch, ex-participant au Haut Conseil secret, connaît un sort identique, tandis que Catherine Dolgorouki, la fiancée de Pierre, est enfermée à vie dans un couvent.
Tout en éliminant ses anciens rivaux et ceux qui seraient tentés de reprendre leur combat, Bühren travaille à la consolidation de ses titres personnels, qui doivent aller de pair avec l'accroissement de sa fortune. A la mort du duc Ferdinand de Courlande, le 23 avril 1737, il envoie, sous les ordres du général Bismarck3, quelques régiments russes à Mitau pour « intimider » la Diète courlandaise et l'inciter à l'élire, lui, de préférence à tout autre candidat. Malgré les protestations de l'Ordre teutonique, Johann- Ernest Bühren est proclamé, comme il l'exigeait, duc de Courlande. C'est de Saint-Pétersbourg qu'il administrera, à distance, cette province russe. En outre, il reçoit de Charles VI, empereur d'Allemagne, le titre de comte du Saint Empire et se voit nommer chevalier de Saint-Alexandre et de Saint-Alexis. Il n'est pas de dignité ni de pourboire princier auxquels il ne puisse prétendre. Quiconque en Russie veut obtenir gain de cause, dans quelque affaire que ce soit, doit passer par lui. Tout courtisan considère comme un honneur et un bonheur d'être admis, le matin au réveil, dans la chambre à coucher de l'impératrice. En franchissant le seuil, le visiteur découvre dans le lit Sa Majesté en toilette de nuit, avec, couché à son côté, l'inévitable Bühren. Le protocole exige que le nouveau venu, fût-il grand maréchal de la cour, baise la main que la souveraine lui tend par-dessus la couverture. Pour s'assurer les grâces du favori, certains profitent de l'occasion pour lui baiser la main avec la même déférence. Il n'est pas rare également que des adulateurs poussent la politesse jusqu'à baiser le pied nu de Sa Majesté. On raconte, dans les abords des appartements impériaux, qu'un nommé Alexis Milioutine, simple chauffeur de poêles (istopnik), en pénétrant chaque matin dans la chambre d'Anna Ivanovna, s'astreint à effleurer dévotieusement de ses lèvres les pieds de la tsarine avant d'en faire autant avec ceux de son compagnon. En récompense de cet hommage quotidiennement répété, l'istopnik est anobli. Cependant, pour conserver une trace de ses origines modestes, il est tenu de faire figurer sur son blason des accessoires en usage dans les cheminées en Russie, sortes de plaques obturatrices de conduits, nommées viouchki4.
Le dimanche, les six bouffons préférés d'Anna Ivanovna ont ordre de se tenir en rang dans la grande salle du palais, en attendant la sortie de la messe qui réunit toute la cour. Quand l'impératrice et sa suite passent devant eux, au retour de l'église, les bouffons, accroupis côte à côte, imitent des poules en train de pondre et poussent des gloussements comiques. Pour corser le spectacle, on leur barbouille la figure avec du charbon et on leur ordonne de se faire des crocs-en-jambe et de se battre, à coups de griffes, jusqu'au sang. A la vue de leurs contorsions, l'inspiratrice du jeu et ses fidèles pouffent de rire. Les bouffons de Sa Majesté jouissent d'avantages matériels trop importants pour que la charge ne soit pas recherchée. Des descendants de grandes familles, tels Alexis Petrovitch Apraxine, Nikita Fédorovitch Volkonski et même Michel Alexeïevitch Galitzine n'hésitent pas à briguer cet emploi. Le ton est donné par le fou professionnel Balakirev, mais, quand il tarde à se dépenser en pitreries, l'impératrice le fait bâtonner pour raviver son inspiration. Il y a là aussi le violo-niste Pierre Mira Pedrillo, qui racle son crincrin en multipliant les singeries, et D'Acosta, juif portugais polyglotte, qui excite ses compères à coups de fouet. Le piètre poète Trediakovski, ayant composé un poème à la fois érotique et burlesque, est invité à en faire la lecture devant Sa Majesté. Il raconte ainsi dans une lettre cette audience de consécration littéraire : « J'ai eu le bonheur de lire mes vers devant Sa Majesté impériale, et, après la lecture, j'ai eu la faveur insigne de recevoir un gracieux soufflet de la propre main de Sa Majesté impériale5. »
Cependant, les vedettes de la troupe comique qui entoure Balakirev, ce sont les nains, les naines et les estropiés des deux sexes qu'on désigne par leurs surnoms : beznojka (la femme cul-de-jatte), gorbouchka (la bossue). L'attirance de la tsarine pour la hideur physique et l'aberration mentale est sa façon, dit-elle, de s'intéresser aux mystères de la nature. A l'instar de son aïeul Pierre le Grand, elle affirme que l'étude des malformations de l'être humain aide à comprendre la structure et le fonctionnement des corps et des esprits normaux. S'entourer de monstres serait une manière comme une autre de servir la science. En outre, selon Anna Ivanovna, le spectacle des infortunes d'autrui renforcerait chez chacun le désir de se garder en bonne santé.