Выбрать главу

Parmi la galerie d'épouvantails humains dont s'enorgueillit l'impératrice, sa dilection va à une vieille Kalmouke rabougrie, dont la laideur effraie même les prêtres, mais qui n'a pas son pareil pour inventer des grimaces désopilantes. Un jour, la Kalmouke s'écrie, en plaisantant, qu'elle aimerait bien se marier. Immédiatement inspirée, la tsarine imagine une farce de haute graisse. Dans la petite troupe de bouffons de cour, si tous sont experts en singeries et en facéties, certains ne sont pas à proprement parler difformes. C'est le cas d'un vieux noble, Michel Alexeïevitch Galitzine. Son statut de « fou impérial » lui garantit une sinécure. Veuf depuis quelques années, il est soudain averti que Sa Majesté lui a trouvé une nouvelle femme et que, dans son extrême bonté, elle est prête à assumer l'organisation et les frais de la cérémonie nuptiale. L'impératrice étant réputée pour être une « marieuse » infatigable, il n'est pas question de demander des explications. Cependant, les préparatifs de cette union paraissent pour le moins inhabituels. Selon les instructions de la tsarine, le ministre du Cabinet, Arthème Volynski, fait construire en hâte sur les bords de la Néva, entre le palais d'Hiver et l'Amirauté, une vaste maison en blocs de glace, soudés l'un à l'autre par des aspersions d'eau chaude. Long de vingt mètres, large de sept mètres, haut de dix mètres, l'édifice porte au sommet une galerie, avec colonnade et statues. Un perron à balustrade conduit à un vestibule derrière lequel s'ouvre l'appartement réservé au couple. On y trouve une chambre à coucher meublée d'un grand lit blanc, dont les rideaux, les oreillers et le matelas ont été sculptés dans la glace. A côté, un cabinet de toilette, également taillé dans la glace, témoigne de l'intérêt que Sa Majesté porte aux commodités intimes de ses « protégés ». Plus loin, une salle à manger d'aspect aussi polaire mais richement garnie en mets variés et en vaisselle d'apparat attend les convives pour un festin superbe et grelottant. Devant la maison, il y a des canons en glace, avec leurs boulets tournés dans la même matière, un éléphant en glace, capable, dit-on, de cracher de l'eau glacée à vingt-quatre pieds de hauteur, et deux pyramides en glace à l'intérieur desquelles sont exposées, pour réchauffer les visiteurs, des images humoristiques et obscènes6.

Sur convocation expresse de Sa Majesté, des représentants de toutes les races de l'empire sont invités à assister, vêtus de leurs costumes nationaux, à la grande fête donnée en l'honneur du mariage des bouffons. Le 6 février 1740, après la bénédiction rituelle à l'église de l'infortuné Michel Galitzine et de la vieille Kalmouke contrefaite, un cortège de carnaval, semblable à ceux qu'affectionnait Pierre le Grand, se met en branle au son des cloches déchaînées. Des Ostiaques, des Kirghizes, des Finnois, des Samoyèdes, des Iakoutes, fiers de leurs habits traditionnels, défilent dans les rues sous les regards ahuris de la foule accourue de toute part à l'annonce du spectacle gratuit. Certains participants à la mascarade montent des che-vaux d'une espèce inconnue à Saint-Pétersbourg, d'autres sont à califourchon sur un cerf, sur un grand chien, sur un bouc ou se pavanent, hilares, sur le dos d'un porc. Les nouveaux mariés ont pris place, eux, sur un éléphant. Après être passée devant le palais impérial, la procession s'arrête face au « Manège du duc de Courlande », où un repas est servi à toute l'assistance. Le poète Trediakovski récite un poème comique et, sous les yeux de l'impératrice, de la cour et du « jeune ménage », des couples exécutent quelques danses folkloriques, accompagnées par les instruments en usage dans leurs régions.

A la nuit tombante enfin, on repart, égayés mais en bon ordre, vers la maison de glace qui, dans l'ombre crépusculaire, resplendit à la lueur de mille torches. Sa Majesté elle-même veille au coucher des mariés dans leur lit gelé et se retire avec un sourire égrillard. Des factionnaires sont aussitôt placés devant toutes les issues pour empêcher les tourtereaux de sortir de leur nid d'amour et de glace avant le lever du jour.

Cette nuit-là, en se couchant avec Bühren dans sa chambre bien chauffée, Anna Ivanovna a apprécié davantage encore le moelleux de son lit et la tiédeur de ses draps. A-t-elle seulement pensé à la vilaine Kalmouke et au docile Galitzine qu'elle a condamnés, par caprice, à cette sinistre comédie et qui sont peut-être en train de mourir de froid dans leur prison translucide ? De toute façon, si un vague remords a effleuré son esprit, elle a dû le chasser très vite en se disant qu'il s'agissait là d'une farce bien innocente parmi toutes celles qui sont permises à une souveraine de droit divin.

Or, par miracle, le bouffon seigneurial et sa hideuse compagne se seraient, au dire de quelques contemporains, tirés avec un bon rhume et quelques bleus de cette épreuve de congélation nuptiale. Ils auraient même, selon certains, obtenu, sous le règne suivant, de se rendre à l'étranger où la Kalmouke serait morte après avoir donné naissance à deux fils. Quant à Michel Galitzine, nullement découragé par cette aventure matrimoniale à basse température, il se serait remarié et aurait vécu, sans autre mécompte, jusqu'à un âge très avancé. Ce qui a fait prétendre à des monarchistes invétérés qu'en Russie, à cette époque lointaine, les pires atrocités commises au nom de l'autocratie ne pouvaient être que bénéfiques.

Malgré l'indifférence manifestée par Anna Ivanovna à l'égard des affaires publiques, Bühren est contraint, parfois, de l'associer à des décisions importantes. Afin de mieux la préserver des tracasseries inséparables de l'exercice du pouvoir, il lui a suggéré la création d'une chancellerie secrète, chargée de la surveillance de ses sujets. Appointée par le Trésor public, une armée d'espions se répand à travers la Russie. De tous côtés, la délation s'épanouit comme sous l'effet d'une rosée vivifiante. Les mouchards qui désirent s'exprimer de vive voix doivent pénétrer dans le palais impérial par une porte dérobée et sont reçus, dans les bureaux de la chancellerie secrète, par Bühren en personne. Sa haine innée pour la vieille aristocratie russe l'incite à croire sur parole tous ceux qui dénoncent les crimes d'un des fleurons de cette caste. Plus le coupable est haut placé, plus le favori se réjouit de précipiter sa chute. Sous son règne, les chambres de torture sont rarement vacantes et il ne se passe pas de semaine qu'il ne signe des ordres d'exil en Sibérie ou de relégation à vie dans quelque lointaine province. Dans le département administratif spécialisé de la Sylka (la Déportation), les employés, débordés par l'afflux des dossiers, expédient souvent les accusés au bout du monde sans avoir eu le temps de vérifier leur culpabilité, ni même leur identité. Pour prévenir toute protestation contre cette rigueur aveugle des autorités judiciaires, Bühren crée un nouveau régiment de la Garde, l'Ismaïlovski, et en donne le commandement non point à un militaire russe (on se méfie d'eux en haut lieu !), mais à un noble balte, Charles-Gustave Loewenwolde, le frère du grand maître de la cour, Reinhold Loewenwolde. Cette unité d'élite rejoint les régiments Semionovski et Préobrajenski afin de compléter les forces destinées au maintien de l'ordre impérial. La consigne est simple : tout ce qui bouge à l'intérieur du pays doit être mis hors d'état de nuire. Les dignitaires les plus illustres sont, de par leur notoriété même, les plus suspects aux sbires de la chancellerie. On leur reprocherait presque de n'avoir pas quelque ancêtre allemand ou balte dans leur lignée.

Partagés entre la crainte et l'indignation, les sujets d'Anna Ivanovna incriminent certes Bühren d'être à l'origine de tous leurs maux, mais, au-delà du favori, c'est la tsarine qu'ils visent. Les plus hardis osent dire entre eux qu'une femme est congénitalement incapable de gouverner un empire et que la malédiction inhérente à son sexe s'est communiquée à la nation russe, coupable de lui avoir imprudemment confié son destin. Même les erreurs de la politique internationale lui sont imputées par des observateurs sourcilleux. Or, c'est Ostermann qui en est le principal responsable. Ce personnage de peu d'envergure et d'ambition démesurée se prend volontiers pour un génie diplomatique. Ses initiatives, dans ce domaine, coûtent cher et rapportent peu. C'est ainsi que, pour complaire à l'Autriche, il est intervenu en Pologne, au grand mécontentement de la France, laquelle soutenait Stanislas Leszczynski. Puis il a cru habile, après le couronnement d'Auguste III, de jurer qu'il ne démembrerait pas le pays, ce qui n'avait trompé personne et ne lui avait valu aucune gratitude. En outre, comptant sur l'aide de l'Autriche — laquelle se dérobera comme d'habitude —, il est entré en guerre contre la Turquie. En dépit d'une série de succès remportés par Münnich, les pertes ont été si lourdes qu'Ostermann a dû se résigner à signer la paix. Au congrès de Belgrade, en 1739, il a même sollicité la médiation de la France en tentant de soudoyer l'envoyé de Versailles, mais il n'a pu arracher qu'un résultat dérisoire : le maintien des droits de la Russie sur Azov, à condition de ne pas fortifier la place, et l'octroi de quelques arpents de steppe entre le Dniepr et le Boug méridional. En échange, la Russie a promis de démolir les fortifications de Taganrog et de renoncer à entretenir des bateaux de guerre et de commerce dans la mer Noire, la libre navigation sur ces eaux étant réservée à la flotte turque. Le seul gain territorial que la Russie enregistre durant le règne d'Anna, c'est, en 1734, l'annexion effective de l'Ukraine, placée sous contrôle russe.