Tandis que, sur le plan international, la Russie passe pour une nation affaiblie et déboussolée, un peu partout à l'intérieur du pays surgissent d'absurdes prétendants au trône. Ce phénomène n'est pas nouveau dans l'empire. Depuis les faux Dimitri qui sont apparus à la mort d'Ivan le Terrible, la hantise de la résurrection miraculeuse d'un tsarévitch est devenue une maladie endémique et pour ainsi dire nationale. Néanmoins, ces remous dans l'opinion, si méprisables soient-ils, commencent à importuner Anna Ivanovna. Excitée par Bühren, elle voit là une menace de plus en plus précise pour sa légitimité. Elle craint par-dessus tout que sa tante Élisabeth Petrovna ne connaisse, sur le tard, un regain de popularité dans le pays, du fait qu'elle est l'unique fille encore vivante de Pierre le Grand. Ne va-t-on pas ressortir, parmi la noblesse, les arguments spécieux qui jadis ont failli compromettre son propre couronnement ? En outre, la beauté et la grâce naturelle de sa rivale lui sont insupportables. Il ne lui a pas suffi d'éloigner la tsarevna du palais dans l'espoir qu'à la cour comme ailleurs on finirait par oublier l'existence de cette empêcheuse de danser en rond. Pour se prémunir contre toute tentative de transfert du pouvoir vers une autre lignée, elle a même eu, en 1731, l'idée d'une modification autoritaire des droits familiaux dans la maison des Romanov. N'ayant pas eu d'enfant et étant fort soucieuse de l'avenir de la monarchie, elle a adopté sa jeune nièce, fille unique de sa sœur aînée Catherine Ivanovna et de Charles-Léopold, prince de Mecklembourg. Vite, vite, on a fait venir la petite princesse en Russie. La gamine n'avait que treize ans à l'époque de son adoption. Luthérienne de confession, elle a été rebaptisée orthodoxe, a changé son prénom d'Élisabeth contre ceux d'Anna Léopoldovna et est devenue, à côté de sa tante Anna Ivanovna, le deuxième personnage de l'empire. C'est à présent une adolescente blonde et fade, au regard éteint, mais avec assez d'esprit pour soutenir une conversation, à condition que le sujet n'en soit pas trop sérieux. Dès qu'elle a atteint dix-neuf ans, sa tante, la tsarine, qui a l'œil pour juger les ressources physiques et morales d'une femme, décrète que celle-ci est fin prête pour le mariage. Aussi s'empresse-t-elle de lui dénicher un fiancé.
Bien entendu, l'attention d'Anna Ivanovna se porte d'abord vers la patrie de son cœur, l'Allemagne. Il n'y a que sur cette terre de discipline et de vertu qu'on trouve des époux et des épouses dignes de régner sur la barbare Moscovie. Chargé de découvrir l'oiseau rare au milieu d'une volière riche en coqs superbes, Charles-Gustave Loewenwolde fait sa tournée d'inspection et, à son retour, recommande à Sa Majesté la candidature du margrave Charles de Prusse ou celle du prince Antoine-Ulrich de Bevern, de la maison de Brunswick, beau-frère du prince héritier de Prusse. Sa préférence personnelle irait vers le second, alors qu'Ostermann, spécialiste en politique étrangère, penche pour le premier. Devant Anna Ivanovna, on pèse les avantages et les inconvénients des deux champions sans consulter l'intéressée, qui cependant aurait son mot à dire, car elle va déjà sur ses vingt ans. Au vrai, dans cette machination politicoconjugale, l'impératrice n'a qu'un but : obtenir que sa nièce mette vite au monde un enfant afin d'en faire l'héritier de la couronne, ce qui couperait court à toute démarche de captation. Mais lequel, du margrave Charles de Prusse ou du prince Antoine-Ulrich, est le plus capable d'engrosser rapidement la douce Anna Léopoldovna ? Dans le doute, on fait venir Antoine-Ulrich pour une présentation à Sa Majesté. Un regard suffit à l'impératrice pour évaluer les capacités du prétendant : un brave jeune homme, poli et mollasson. Ce n'est certainement pas là ce qui convient à sa nièce, ni d'ailleurs au pays. Mais l'omniscient Bühren s'évertue à vanter l'article. D'ailleurs, le temps presse, car la jeune fille n'est pas de tout repos. C'est ainsi qu'elle est tombée amoureuse du comte Charles-Maurice de Lynar, ministre saxon à Saint-Pétersbourg. Heureusement, le roi de Saxe a rappelé le diplomate et l'a désigné pour un autre poste. Désespérée, Anna Léopoldovna s'est immédiatement découvert une autre passion. Cette fois, il s'agit d'une femme : la baronne Julie Mengden. Elles deviennent vite inséparables. Jusqu'où va leur intimité ? On en jase à la cour et dans les ambassades : « La passion d'un amant pour une nouvelle maîtresse n'est qu'un jeu par comparaison », note le ministre anglais Edward Finch7. En revanche, le ministre de Prusse Axel de Mardefeld, plus sceptique, écrira en français à son roi : « Personne ne pouvant comprendre la source du penchant surnaturel de la grande-duchesse [Anna Léopoldovna] pour Juliette [Julie Mengden], je ne suis pas surpris que le public accuse cette fille d'être du goût de la fameuse Sapho. [...] Calomnie noire [...], car feu l'impératrice, sur de semblables imputations, fit subir un examen rigoureux à cette demoiselle [...], et le rapport de la commission lui fut favorable, selon lequel elle est fille dans toutes les formes, sans aucune apparence d'hommesse [sic]8. » Devant le danger de cette déviation amoureuse, Anna Ivanovna décide que les hésitations ne sont plus de mise. Un mauvais mariage vaut mieux qu'une attente prolongée. Quant aux sentiments profonds de la pucelle, Sa Majesté s'en moque. Cette petite personne, dont la grâce et l'innocence l'avaient d'abord charmée, a acquis en quelques années une pesanteur, des exigences et un air têtu qui la déçoivent. En vérité, si elle l'a adoptée, ce n'est pas pour faire son bonheur, comme elle l'a répété cent fois, mais pour écarter du trône la tsarevna Élisabeth Petrovna, qu'elle a prise en haine. Anna Léopoldovna n'a de valeur à ses yeux que comme doublure, comme pis-aller ou, pour tout dire, comme ventre occasionnel. Qu'elle se contente donc d'un Antoine-Ulrich en guise d'époux ! C'est encore trop beau pour une tête en l'air de son espèce !
Malgré les larmes de la promise, le mariage a lieu, le 14 juillet 1739. Les fastes du bal qui suit la bénédiction nuptiale éblouissent jusqu'aux diplomates les plus grincheux. La jeune mariée arbore une robe en étoffe d'argent surbrodée. Une couronne de diamants brille de mille feux dans sa chevelure brune, aux lourdes tresses. Pourtant, ce n'est pas elle l'héroïne de la fête. Dans sa toilette de conte de fées, elle a l'air de s'être égarée au milieu d'une société où elle n'a que faire. Parmi tous ces visages de joie, le sien est marqué de mélancolie et de résignation. Celle qui l'éclipse par sa beauté, son sourire et son assurance, c'est la tsarevna Élisabeth Petrovna, qu'il a bien fallu, pour obéir au protocole, tirer provisoirement de sa retraite d'Ismaïlovo. Habillée d'une robe rose et argent, au corsage largement décolleté, et toute parée des joyaux de sa mère, feu l'impératrice Catherine Ire, on dirait que c'est elle, et non la jeune mariée, qui est en train de savourer le plus beau jour de sa vie. Même Antoine-Ulrich, l'époux tout neuf et si peu apprécié d'Anna Léopoldovna, n'a d'yeux que pour la tsarevna, l'invitée en surnombre, dont cette cérémonie est censée confirmer la défaite. Obligée de constater, d'heure en heure, le triomphe de sa rivale, la tsarine n'en déteste que plus cette créature qu'elle a cru abattre et qui n'en finit pas de relever la tête. Quant à Anna Léopoldovna, elle souffre le martyre de n'être qu'une marionnette dont sa tante tire les ficelles. Ce qui la hérisse par-dessus tout, c'est la perspective de l'épreuve qui l'attend au lit, quand les lumières du bal se seront éteintes et que les danseurs se seront dispersés. Victime expiatoire, elle sait que, parmi tous ceux qui font mine de se réjouir de sa chance, personne ne se préoccupe de son amour, ni même de son plaisir. Elle n'est pas là pour être heureuse, mais pour être ensemencée.