Lorsque le moment tant redouté arrive, les plus hautes dames et les épouses des principaux diplomates étrangers accompagnent Anna Léopoldovna, en cortège, dans la chambre nuptiale pour assister au traditionnel « coucher de la mariée ». Ce n'est pas tout à fait le même cérémonial que celui réservé jadis par Anna Ivanovna à ses deux bouffons condamnés à geler toute la nuit dans la « maison de glace ». Et pourtant, l'effet est identique pour la jeune femme, mariée de force par la tsarine et qui se sent transie jusqu'aux os, non de froid mais de peur, à l'idée du triste destin qui l'attend auprès d'un homme qu'elle n'aime pas. Quand les dames de sa suite se retirent enfin, elle cède à une véritable panique et, trompant la surveillance des caméristes, s'enfuit dans les jardins du palais d'Été. Elle y passera seule, pleurant et soupirant, sa première nuit de noces.
Avertis de cette scandaleuse dérobade conjugale, la tsarine et Bühren convoquent la malheureuse et, se relayant dans les supplications, les raisonnements et les menaces, exigent qu'elle s'exécute à la première occasion. Tapies dans la pièce voisine, quelques demoiselles d'honneur observent la scène par l'entrebâillement de la porte. Au plus fort de la discussion, elles voient la tsarine, rouge de colère, souffleter à tour de bras sa nièce récalcitrante.
La leçon portera ses fruits : un an plus tard, le 23 août 1740, Anna accouche d'un fils. Il est immédiatement baptisé sous le patronyme d'Ivan Antonovich. Atteinte depuis quelques mois d'un malaise diffus, dont les médecins hésitent à préciser la cause, la tsarine est subitement revigorée par la « grande nouvelle ». Transportée de joie, elle exige que toute la Russie exulte devant cette naissance providentielle. Comme toujours, habitués à obéir et à feindre, ses sujets se répandent en bénédictions. Mais, parmi eux, nombre d'esprits avisés se demandent de quel droit un rejeton de pur sang allemand, puisqu'il est Brunswick-Bevern par son père, Mecklembourg-Schwerin par sa mère, et qu'il n'est rattaché à la dynastie des Romanov que par sa grand-mère Catherine Ire, épouse de Pierre le Grand, elle-même d'origine polono-livonienne, se trouve-t-il être promu, dès le berceau, au rang d'héritier authentique de la couronne ? Au nom de quelle loi, de quelle tradition nationale la tsarine Anna Ivanovna s'arroge-t-elle le pouvoir de désigner son successeur ? Comment se fait-il qu'il n'y ait pas à ses côtés un conseiller assez respectueux de l'histoire de la Russie pour la retenir dans une initiative aussi sacrilège ? Cependant, comme à l'accoutumée, les commentaires désobligeants se taisent devant les décisions abruptes de Bühren, lequel, bien qu'allemand, affirme savoir mieux qu'aucun Russe ce qui convient à la Russie. Il avait vaguement songé, naguère, à marier son propre fils, Pierre, à Anna Léopoldovna. Ce projet ayant échoué à cause de la récente union de la princesse avec Antoine-Ulrich, le favori s'est préoccupé d'assurer son avenir à la tête de l'État d'une manière détournée. Il lui semble d'autant plus urgent d'avancer ses pions sur l'échiquier que la maladie de Sa Majesté s'aggrave de jour en jour. On craint une affection rénale compliquée par les effets du « retour d'âge ». Les médecins parlent de « maladie de la pierre ».
Malgré ses souffrances, la tsarine garde encore un restant de lucidité. Bühren en profite pour demander une ultime faveur : être nommé régent de l'empire jusqu'à la majorité de l'enfant, lequel vient d'être proclamé héritier du trône par un manifeste. A peine formulée, la prétention du favori déchaîne l'indignation des autres conseillers de l'impératrice mourante : Loewenwolde, Ostermann et Münnich. Ils sont bientôt rejoints dans leur conspiration de palais par Tcherkasski et Bestoujev. Après des heures de discussions secrètes, ils conviennent que le plus grave danger qui les guette ce n'est nullement leur compatriote Bühren qui l'incarne, mais la clique des aristocrates russes, lesquels ne digèrent toujours pas leur mise à l'écart du trône. Tout compte fait, estiment-ils, devant le péril que représenterait une prise du pouvoir par quelque champion de l'ancienne noblesse nationale, il serait préférable, pour le clan allemand, de soutenir la proposition de leur cher vieux complice Bühren. Ainsi, en un rien de temps, ces cinq « hommes de confiance », dont trois sont d'origine germanique et les deux autres liés à des cours étrangères, décident de remettre le destin de l'empire entre les mains d'un personnage qui ne s'est jamais soucié des traditions de la Russie et n'a même pas pris la peine d'apprendre la langue du pays qu'il prétend gouverner. Leur résolution arrêtée, ils en informent Bühren, qui n'en a jamais douté. Tous maintenant, réconciliés autour d'un intérêt commun, s'efforcent de convaincre l'impératrice. Ne quittant plus le lit, elle lutte contre les accès alternés de la douleur et du délire. C'est à peine si elle entend Bühren quand il tente de lui expliquer ce qu'on attend d'elle : une simple signature au bas d'un papier. Comme elle semble trop lasse pour lui répondre, il glisse le document sous son oreiller. Surprise par ce geste, elle l'interroge dans un souffle : « Tu as besoin de cela ? » Puis elle détourne la tête et refuse de parler davantage.
Quelques jours plus tard, Bestoujev rédige une autre déclaration, par laquelle le Sénat et la Généralité supplient Sa Majesté de confier la régence à Bühren, afin d'assurer le repos de l'empire « en toute circonstance ». Une fois de plus, la malade laisse le papier sous son oreiller sans daigner le parapher ni même le lire. Bühren et les « siens » sont consternés par cette inertie qui risque d'être définitive. Faudra-t-il recourir de nouveau à un faux en écriture pour se tirer d'embarras ? L'expérience de janvier 1730, à la mort du jeune tsar Pierre II, n'a guère été probante. Compte tenu des malveillances de la noblesse, il serait dangereux de répéter ce jeu à chaque changement de règne.
Pourtant, le 16 octobre 1740, une amélioration se dessine dans l'état de la tsarine. Elle convoque son vieux favori et, d'une main tremblante, lui tend le document signé. Bühren respire. Et avec lui tous ceux de la petite bande qui ont concouru à une victoire in extrémis. Les partisans du nouveau régent espèrent qu'il leur revaudra avant longtemps l'aide qu'ils lui ont, plus ou moins spontanément, apportée. Pendant que Sa Majesté se meurt, chacun compte les jours et suppute les prochains bénéfices. Déjà elle a convoqué un prêtre. On récite au-dessus d'elle la prière des agonisants. Bercée par les oraisons, elle promène autour d'elle un regard de détresse, reconnaît, dans un brouillard, la haute silhouette de Münnich parmi l'assistance, lui sourit comme si elle implorait sa protection pour celui qui la remplacera, un jour, sur le trône de Russie et murmure : « Adieu, feld-maréchal ! » Plus tard, elle dit encore : « Adieu tous ! » Ce sont ses dernières paroles. Le 28 octobre 1740, elle entre dans le coma.