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A l'annonce de sa mort, la Russie se réveille d'un cauchemar. Mais c'est, pense-t-on autour du palais, pour plonger dans un cauchemar plus noir encore. De l'avis unanime, avec un tsar de neuf mois dans ses langes et un régent d'origine allemande, qui ne s'exprime en russe qu'à contrecœur et dont le principal souci est d'anéantir les plus nobles familles du pays, l'empire court à la catastrophe.

Au lendemain du décès d'Anna Ivanovna, Bühren est devenu régent par la grâce de la défunte, avec un bébé comme symbole et garantie vivante de ses droits. Aussitôt, il s'emploie à nettoyer le terrain autour de lui. A son avis, la première mesure qui s'impose, c'est l'éloignement d'Anna Léopoldovna et d'Antoine-Ulrich, la mère et le père du petit Ivan. En les expédiant à bonne distance de la capitale, et pourquoi pas à l'étranger, il aurait les mains libres jusqu'à la majorité de l'impérial marmot. Étudiant le nouvel aspect politique de la Russie, le baron Axel de Mardefeld, ministre de Prusse à Saint-Pétersbourg, résume ainsi, dans une dépêche à son souverain Frédéric II, son opinion sur l'avenir du pays : « Dix-sept ans de despotisme [la durée légale de la minorité du tsar] et un enfant de neuf mois qui peut mourir à propos pour céder le trône au régent9. »

La lettre de Mardefeld est du 29 octobre 1740, lendemain du décès de la tsarine. Moins d'une semaine plus tard, les événements se précipitent dans un sens que le diplomate n'avait pas prévu. Bien que le transfert, en grand arroi, au palais d'Hiver du futur tsar Ivan VI, encore dans son couffin, ait donné lieu à une grande cérémonie suivie d'une prestation de serment par tous les courtisans, avec baisemain au régent, les ennemis de ce dernier n'ont pas désarmé. Alors que, selon le nouveau ministre anglais à Saint-Pétersbourg, Edward Finch, le changement de règne « fait moins de bruit en Russie que n'en fait la relève de la Garde à Hyde Park », le feld-maréchal Münnich met en garde Anna Léopoldovna et Antoine-Ulrich contre les menées tortueuses de Bühren, lequel aurait l'intention de les évincer tous deux pour se maintenir au pouvoir. Même s'il a été l'allié du régent dans un passé très récent, il se sent, dit-il, moralement obligé de l'empêcher d'aller plus loin au détriment des droits légitimes de la famille. Selon lui, l'ex-favori de feu l'impératrice Anna Ivanovna compte, pour réussir le prochain coup d'État, sur les régiments Ismaïlovski et des gardes à cheval, commandés l'un par son frère Gustave, l'autre par son fils. Mais le régiment Préobrajenski est entièrement acquis au feld-maréchal et cette unité d'élite serait disposée à agir, le moment venu, contre l'ambitieux Bühren. « Si Votre Altesse le voulait, dit Münnich à la princesse, je la débarrasserais en une heure de cet homme néfaste10. »

Or, Anna Léopoldovna n'a pas la tête aventureuse. Effrayée à l'idée de s'attaquer à un homme aussi puissant et retors que Bühren, elle commence par se dérober. Toutefois, ayant consulté son mari, elle se ravise et décide, en tremblant, de jouer le tout pour le tout. Dans la nuit du 8 au 9 novembre 1740, envoyés par Münnich, une centaine de grenadiers et trois officiers du régiment Préobrajenski font irruption dans la chambre où dort Bühren, le tirent hors de son lit, malgré ses appels au secours, l'assomment à coups de crosses de fusil, l'emportent à moitié évanoui et le jettent dans une voiture fermée. Au petit jour, il est transporté à la forteresse de Schlüsselburg, sur le lac Ladoga, où il est flagellé méthodiquement. Comme il faut un grief circonstancié pour décréter son emprisonnement, on l'accuse d'avoir précipité le décès de l'impératrice Anna Ivanovna en la faisant monter à cheval par mauvais temps. D'autres crimes, ajoutés en temps voulu à celui-ci, lui valent d'être condamné à mort, le 8 avril 1741. Il doit être, au préalable, écartelé. Sa peine sera d'ailleurs aussitôt commuée en exil à perpétuité dans un village perdu de Sibérie. Dans le même élan, Anna Léopoldovna est proclamée régente. Pour célébrer l'heureuse fin de cette période d'intrigues, d'usurpations et de trahisons, elle lève l'interdiction faite par le gouvernement précédent aux soldats et aux sous-officiers de fréquenter les cabarets. Cette première mesure libérale est accueillie par une explosion de joie dans les casernes et les débits de boissons. Chacun veut y voir l'annonce d'une clémence généralisée. On bénit partout le nom de la nouvelle régente et, par contrecoup, celui de l'homme qui vient de la porter au pouvoir. Seuls les esprits mal intentionnés remarquent qu'au règne de Bühren succède déjà le règne de Münnich. Un Allemand chasse l'autre sans se préoccuper de la tradition moscovite. Combien de temps encore l'empire devra-t-il se chercher un maître au-delà des frontières ? Et pourquoi est-ce toujours une personne du sexe faible qui occupe le trône ? N'y a-t-il d'autre issue pour la Russie que d'être gouvernée par une impératrice, avec derrière son dos un Allemand qui lui souffle ses volontés ? S'il est triste pour un pays d'étouffer sous les jupes d'une femme, que dire lorsque cette femme est elle-même à la dévotion d'un étranger ? Les plus pessimistes envisagent qu'une double calamité menacera la Russie aussi longtemps que les vrais hommes et les vrais Russes ne réagiront pas contre le règne des souveraines enamourées et des favoris germaniques. A ces prophètes funestes, le matriarcat et la mainmise prussienne paraissent être les deux aspects de la malédiction qui frappe la patrie depuis la disparition de Pierre le Grand.

1 « Eh bien, les filles, chantez ! »

2 « Un gâchis à la Bühren », le nom du favori étant francisé pour l'occasion en Biron.

3 Ancêtre du « Chancelier de fer » Bismarck, l'homme de Guillaume Ier.

4 Son arrière-petit-fils, Dimitri Milioutine, ministre de la Guerre sous le règne d'Alexandre II, conservera ces armes parlantes sur son blason.

5 Cf. Brian-Chaninov, op. cit.

6 Cf. Kraft : Description de la maison de glace, et K. Waliszewski, op. cit.

7 Cf. Daria Olivier, op. cit.

8 Lettre du 10 décembre 1740, citée par K. Waliszewski dans L'Héritage de Pierre le Grand.

9 Cf. Brian-Chaninov, op. cit.

10 Propos rapportés par Waliszewski, op. cit.

VI

UNE ANNA CHASSE L'AUTRE

Encore tout étourdie par la soudaineté de son accession au pouvoir, Anna Léopoldovna se réjouit moins de ce triomphe politique que du retour à Saint-Pétersbourg de son dernier amant, celui que la tsarine a cru habile de renvoyer pour la contraindre à épouser l'insipide Antoine-Ulrich. Dès les premiers signes d'embellie, le comte de Lynar est revenu, prêt aux plus exaltantes aventures. Quand elle le revoit, elle retombe instantanément sous son charme. Il n'a pas changé en quelques mois d'absence. A quarante ans, il en paraît à peine trente. Grand et svelte, le teint clair, l'œil brasillant, il ne porte que des vêtements de couleur tendre, bleu céleste, abricot ou lilas, s'inonde de parfums français et se sert de pommade pour entretenir la douceur de ses mains. On dit de lui qu'il est un Adonis dans la force de l'âge ou un Narcisse qui a oublié de vieillir. Sans doute Anna Léopoldovna lui rouvrit-elle immédiatement sa couche ; sans doute aussi Antoine-Ulrich accepta-t-il sans rechigner le partage. A la cour, nul ne s'étonne de ce ménage à trois dont la reconstitution était prévisible. Du reste, les observateurs russes et étrangers notent que le regain de passion de la régente pour Lynar n'exclut nullement l'engouement qu'elle a eu, et qu'elle a encore, pour sa grande amie Julie Mengden. Qu'elle soit capable d'apprécier autant le plaisir classique des rapports d'une femme avec un homme que l'équivoque saveur des relations avec une partenaire de son sexe est tout à son honneur, estiment les libertins, car un tel éclectisme témoigne à la fois de la largeur de ses idées et de la générosité de son tempérament.