Indolente et rêveuse, elle passe de longues heures au lit, se lève tard, traîne volontiers dans ses appartements, en simple déshabillé et à peine coiffée, lit des romans qu'elle abandonne à mi-chemin, se signe à vingt reprises devant les nombreuses icônes dont, avec un zèle de convertie, elle a orné ses murs et s'obstine à considérer que l'amour et l'amusement sont les seules raisons d'être d'une femme de son âge.
Cette conduite désinvolte n'est pas pour déplaire à son entourage, qu'il s'agisse de son époux ou de ses ministres. On s'accommode fort bien, parmi eux, d'une régente plus préoccupée de ce qui se passe dans son alcôve que dans son État. Certes, de temps à autre, Antoine-Ulrich joue au mari froissé dans sa vanité de mâle, mais ses colères sont si artificielles et si brèves qu'Anna Léopoldovna ne fait qu'en rire. Ces fausses scènes conjugales l'incitent même, par taquinerie, à un regain de dissipation. Cependant, tout en poursuivant ses assiduités auprès d'elle, Lynar n'est pas indifférent aux remontrances du marquis de Botta, ambassadeur d'Autriche à Saint-Pétersbourg. Selon ce diplomate, fin spécialiste des affaires de cœur et de cour, l'amant de la régente aurait tort de persévérer dans une liaison adultère qui risque de lui attirer le désaveu de quelques hauts personnages en Russie et de son propre gouvernement en Saxe. Avec cynisme et à-propos, il lui suggère une solution qui satisferait tout le monde. Étant veuf, libre et d'un physique agréable, pourquoi ne demanderait-il pas la main de Julie Mengden, la bien-aimée d'Anna Léopoldovna ? En les contentant l'une et l'autre, la première légitimement, la seconde clandestinement, il les rendrait toutes deux heureuses et personne ne pourrait lui reprocher d'induire la régente au péché. Séduit par le projet, Lynar promet d'y réfléchir. Ce qui l'encourage à accepter, c'est que, contrairement à ce qu'il aurait pu craindre, Anna Léopoldovna, dûment consultée, ne voit aucun inconvénient à ce charmant amalgame. Elle estime même que, en devenant l'épouse de Lynar, Julie Mengden renforcerait l'union amoureuse de trois êtres que Dieu, dans sa subtile prévoyance, a voulu inséparables.
Toutefois, la mise en pratique de l'arrangement est retardée pour permettre à Lynar de se rendre en Allemagne, où il compte régler des affaires de famille qui ne souffrent aucun délai. En réalité, il emporte dans ses bagages un lot de pierres précieuses, dont la vente servira à constituer un « trésor de guerre » pour le cas où la régente songerait à se faire proclamer impératrice. Durant son absence, Anna Léopoldovna échange avec lui une correspondance cryptée, prétexte à se jurer un amour réciproque et à déterminer le rôle de la future comtesse de Lynar dans le trio. Rédigées en clair par un secrétaire, les lettres de la régente comportent, au-dessus de chaque ligne, des annotations chiffrées. Indiquées ici en italique, elles révèlent le véritable sens du message : « Pour ce qui est de Juliette [Julie Mengden], comment pouvez-vous douter de son [de mon] amour et de sa [de ma] tendresse, après toutes les marques que je vous en ai données. Si vous l'aimez [m'aimez], ne lui faites plus de pareils reproches, pour peu que sa [que ma] santé vous soit chère. [...] Mandez-moi le temps de votre retour et soyez persuadé que je suis votre très affectionnée [je vous embrasse et je demeure toute à vous] Anna1. »
Séparée de Lynar, Anna Léopoldovna supporte de plus en plus difficilement les reproches de son mari. Néanmoins, comme elle a besoin d'être réchauffée au milieu de sa solitude, elle accepte que, de temps en temps, il lui rende visite dans son lit. Mais c'est un intérim dont il devra se contenter jusqu'au retour de l'authentique tenant du titre. Le ministre de Prusse, Axel de Mardefeld, observateur des mœurs de la cour de Russie, écrit, le 17 octobre 1741, à son souverain : « Elle [la régente] l'a chargé [son mari, Antoine-Ulrich] du fardeau des affaires pour vaquer avec plus de loisir à ses divertissements, ce qui l'a rendu, en quelque façon, nécessaire. C'est à voir si elle en usera de même lorsqu'elle aura un favori déclaré. Au fond, elle ne l'aime pas ; aussi n'a-t-il eu la permission de coucher avec elle qu'après le départ de Narcisse [Lynar]2. »
Pendant qu'elle se débat dans cet imbroglio sentimental, les hommes qui l'entourent ne pensent, eux, qu'à la politique. Après la chute de Bühren, Münnich s'est vu attribuer le titre de Premier ministre, une récompense de cent soixante-dix mille roubles pour services rendus et le rang de second personnage mâle de l'empire après Antoine-Ulrich, père du tsar enfant. Or, cette avalanche de distinctions finit par indisposer Antoine-Ulrich. Il trouve que sa femme exagère dans la manifestation de sa gratitude envers un serviteur de l'État, très efficace, certes, mais de basse naissance. Il est rejoint dans sa critique par d'autres personnages dont la susceptibilité a été blessée lors de la distribution des prébendes. Parmi ceux qui se considèrent comme lésés par le pouvoir, il y a Loewenwolde, Ostermann, Michel Golovkine. Ils se plaignent d'être traités en sous-ordres, alors que la régente et son mari leur doivent beaucoup. Le responsable de cette frustration est évidemment le tout-puissant Münnich. Or, voici que le feld-maréchal, victime d'une subite indisposition, doit s'aliter. Profitant de cette maladie inespérée, Ostermann s'empresse de suppléer au pied levé son principal ennemi, de s'approprier ses dossiers et de dicter des ordres à sa place. A peine rétabli, Münnich veut reprendre les affaires en main. Trop tard ! Ostermann est dans les lieux. Il ne lâche pas prise et Anna Léopoldovna, conseillée par Julie Mengden, songe que le moment est venu pour elle de revendiquer tous les droits, avec Ostermann dressé derrière son dos comme un protecteur tutélaire. Pour appuyer la tentative d'« assainissement de la monarchie », ce dernier suggère de chercher des appuis et même des subsides au-delà des frontières. Des négociations confuses s'ébauchent à Saint-Pétersbourg avec l'Angleterre, l'Autriche, la Saxe pour des alliances sans lendemain. Mais il faut se rendre à l'évidence : personne, dans les chancelleries européennes, n'a plus foi en cette Russie emportée par des courants contraires. Il n'y a pas de maître à bord. Même à Constantinople, une collusion imprévue entre la France et la Turquie fait redouter la recrudescence de velléités belliqueuses.
Tenus à l'écart des cheminements de la politique étrangère, les hauts gradés de l'armée n'en souffrent pas moins de l'effacement, et même de l'humiliation, de leur patrie dans les confrontations internationales. Les insolences et les foucades du comte de Lynar, qui se croit tout permis depuis son mariage, concocté dans les antichambres du palais, avec Julie Mengden, achèvent de ruiner le peu de sympathie que la régente conservait dans le peuple et dans la moyenne noblesse. Les gvardeitsy (les hommes de la garde impériale) lui reprochent son dédain pour l'état militaire et ses sujets les plus humbles s'étonnent qu'on ne la voie jamais se promener librement en ville comme l'ont fait d'autres tsarines. On dit qu'elle méprise autant les casernes que la rue et qu'elle n'est chez elle que dans les salons. On dit aussi que son appétit de plaisir est tel qu'elle ne porte pas de vêtements boutonnés en dehors des réceptions, afin de pouvoir les ôter plus vite quand son amant la rejoint dans sa chambre. En revanche, sa tante Élisabeth Petrovna, bien qu'elle soit, la plupart du temps, confinée dans une sorte d'exil mi-souhaité, mi-imposé loin de la capitale, possède, elle, le goût des rapports humains, simples et directs, et recherche même le contact de la foule. Profitant de ses rares visites à Saint-Pétersbourg, cette vraie fille de Pierre le Grand se montre volontiers en public, circule à cheval ou en voiture découverte dans la ville et répond par un geste gracieux de la main et un sourire d'ange aux badauds qui l'acclament. Son abord est si naturel que chacun, sur son passage, se croit autorisé à lui crier sa joie ou sa peine, comme à une sœur de charité. On raconte que des soldats en permission n'hésitent pas à monter sur les patins de son traîneau pour lui glisser un compliment à l'oreille. Ils l'appellent, entre eux, matouchka, « petite mère ». Elle le sait et en est fière comme d'un titre supplémentaire de noblesse.