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Un des premiers à avoir décelé l'ascendant de la tsarevna sur les petites gens et la moyenne aristocratie discrète est l'ambassadeur de France, le marquis de La Chétardie. Très vite, il a compris l'avantage qu'il pourrait tirer, pour son pays et pour lui-même, en gagnant la confiance, voire l'amitié, d'Élisabeth Petrovna. Il est aidé dans cette entreprise de séduction diplomatique par le médecin attitré de la princesse, le Hanovrien d'origine française Armand Lestocq, dont les ancêtres se sont fixés en Allemagne après la révocation de l'édit de Nantes. Cet homme âgé d'une cinquantaine d'années, habile dans son art et d'une parfaite amoralité dans sa conduite privée, a connu Élisabeth Petrovna alors qu'elle n'était encore qu'une fillette obscure, coquette et sensuelle. Le marquis de La Chétardie fait souvent appel à lui pour tenter de pénétrer les variations d'humeur de la tsarevna et les méandres de l'opinion publique en Russie. Ce qui ressort des propos de Lestocq, c'est que, contrairement aux femmes qui ont été jusqu'à présent à la tête du pays, celle-ci est très attirée par la France. Elle a appris le français et même « dansé le menuet » dans son enfance. Bien que lisant fort peu, elle apprécie l'esprit de cette nation que l'on dit à la fois courageuse, frondeuse et frivole. Sans doute ne peut-elle oublier qu'elle a été fiancée, dans son extrême jeunesse, à Louis XV, avant de l'être, sans plus de succès, au prince-évêque de Lübeck et enfin à Pierre II, mort prématurément. Par-dessus les multiples déceptions amoureuses qu'elle a subies, le mirage de Versailles continue à l'éblouir. Ceux qui admirent sa grâce et sa pétulance épanouies aux alentours de la trentaine affirment que, malgré son embonpoint, elle « met les hommes en rut », qu'elle a toujours « un pied en l'air » et que, dès son apparition, on se sent comme entouré d'une musique française. L'agent saxon Lefort écrit, avec un mélange d'estime et d'agacerie : « Il semblait qu'elle fût née pour la France, n'aimant que le faux brillant3. » De son côté, l'ambassadeur anglais Edward Finch, tout en reconnaissant beaucoup d'entrain à la tsarevna, juge, lui, qu'elle est « trop grasse pour conspirer4 ». Toutefois, le penchant d'Élisabeth Petrovna pour les raffinements de la mode et de la culture françaises ne l'empêche pas de goûter la rusticité russe lorsqu'il s'agit des plaisirs nocturnes. Avant même d'occuper une situation officielle à la cour de sa nièce, elle a pris pour amant un paysan petit-russien affecté comme chantre au chœur de la chapelle du palais : Alexis Razoumovski. La voix profonde, l'aspect athlétique et la rude exigence de ce compagnon sont d'autant plus appréciables dans la chambre à coucher qu'ils succèdent aux politesses et aux minauderies des salons. Tout ensemble avide de simples contentements charnels et d'élégantes afféteries, la princesse obéit à sa vraie nature en assumant cette contradiction. Homme sans détour, Alexis Razoumovski a un faible pour la boisson, s'enivre volontiers et, quand il a sa dose, hausse le ton, profère des gros mots, bouscule quelques meubles, tandis que sa maîtresse s'effraie un peu et s'amuse beaucoup de sa vulgarité. Instruits de cette « mésalliance », les pointilleux conseillers admis dans l'intimité de la tsarevna lui recommandent la prudence, ou du moins la discrétion, afin d'éviter un scandale qui l'éclabousserait. Cependant, les deux Chouvalov, Alexandre et Ivan, le chambellan Michel Vorontzov et la plupart des partisans d'Élisabeth doivent convenir que, dans les casernes et dans la rue, les échos de cette liaison de la fille de Pierre le Grand avec un homme du peuple sont commentés avec indulgence et même avec bonhomie. Comme si les gens « d'en bas » lui savaient gré de ne pas dédaigner un des leurs.

En même temps, au palais, le parti francophile se resserre autour d'Élisabeth. Cela suffit pour qu'elle paraisse suspecte à Ostermann qui, en tant que champion déclaré de la cause germanique en Russie, ne peut tolérer la moindre entrave à son action. Comme l'ambassadeur britannique Edward Finch lui demande son opinion sur les préférences affichées de la princesse en matière de politique étrangère, il réplique avec irritation que, si elle continue à avoir une « conduite équivoque », on « l'enfermera dans un couvent ». Rapportant cette conversation dans une dépêche, l'Anglais observe ironiquement : « Ce pourrait être un expédient dangereux, car elle n'a rien pour faire une nonne et est extrêmement populaire5. »

Il ne se trompe pas. De jour en jour, le mécontentement grandit dans les régiments de la Garde. Les hommes se demandent en secret ce qu'on attend, au palais, pour chasser tous ces Allemands qui commandent aux Russes. Du dernier des gvardeitsy au plus gradé d'entre eux, chacun dénonce l'injustice faite à la fille de Pierre le Grand, seule héritière du sang et de la pensée des Romanov, en la privant de la couronne. On ose insinuer que la régente, son Antoine-Ulrich de mari et son bébé tsar sont tous des usurpateurs. On leur oppose la lumineuse bonté de la matouchka Élisabeth Petrovna, qui est, dit-on, « l'étincelle de Pierre le Grand ». Déjà, des cris séditieux éclatent dans les faubourgs. Au fond de leur caserne, des soldats murmurent, après une revue épuisante et inutile : « Il ne se trouvera donc personne pour nous commander de prendre les armes en faveur de la matouchka6 ? »

Malgré le nombre de ces manifestations spontanées, le marquis de La Chétardie hésite encore à promettre l'appui moral de la France à un coup d'État. Mais Lestocq, soutenu par Schwartz, un ancien capitaine allemand passé au service de la Russie, décide que le moment est venu d'associer l'armée au complot. Or, dans le même temps, le ministre de Suède, Nolken, apprend à La Chétardie que son gouvernement a mis à sa disposition un crédit de cent mille écus pour favoriser soit la consolidation du pouvoir d'Anna Léopoldovna, soit les desseins de la tsarevna Élisabeth Petrovna, « selon les circonstances ». On lui laisse la liberté du choix. Embarrassé par une décision qui dépasse ses compétences, Nolken s'en remet à son collègue français pour le conseiller. Le prudent La Chétardie est terrifié par une telle responsabilité et, incapable lui aussi de trancher dans le vif, se contente de donner une réponse évasive. Là-dessus, voici que Paris le presse de se rapprocher des vues de la Suède et de favoriser, en sous-main, la cause d'Élisabeth Petrovna.

Mise au courant de ce soutien inattendu, c'est Élisabeth, cette fois, qui hésite. Au moment de sauter le pas, elle s'imagine déjà dénoncée, jetée en prison, le crâne rasé et finissant ses jours dans une solitude pire que la mort. La Chétardie partage une semblable inquiétude pour lui-même et avoue qu'il ne ferme plus l'œil de la nuit et qu'au moindre bruit insolite il se « porte à la fenêtre, [se] croyant perdu7 ». Il a d'ailleurs encouru la colère d'Ostermann, ces derniers jours, à la suite d'un prétendu faux pas diplomatique, et on l'a prié de ne plus remettre les pieds à la cour jusqu'à nouvel ordre. Réfugié dans la villa qu'il a louée aux portes de la capitale, il ne se sent en sécurité nulle part et reçoit les émissaires d'Élisabeth à l'insu de tous, de préférence aux premières ombres du crépuscule. Il se croit définitivement frappé d'excommunication politique, mais, après un temps de pénitence, Ostermann l'autorise à présenter ses lettres de créance à condition qu'il les dépose entre les mains du bébé tsar en personne. Admis de nouveau à fréquenter le palais d'Été, l'ambassadeur en profite pour rencontrer Élisabeth Petrovna et pour lui murmurer, au cours d'un aparté, qu'on a en France de grands projets pour elle. Paisible et souriante, elle répond : « Étant la fille de Pierre le Grand, je crois rester fidèle à la mémoire de mon père en prenant confiance dans l'amitié de la France et en lui demandant son appui pour faire valoir mes justes droits8. »