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La Chétardie se garde bien de divulguer ces propos subversifs, mais le bruit d'une conjuration se répand dans l'entourage de la régente. Aussitôt, les partisans d'Anna Léopoldovna s'enflamment d'un zèle vindicatif. Antoine-Ulrich, en tant que mari, et le comte de Lynar, en tant que favori, la préviennent, chacun de leur côté, du danger qu'elle court. Ils insistent pour qu'elle renforce la surveillance aux portes de la demeure impériale et fasse arrêter sur-le-champ l'ambassadeur de France. Impavide, elle traite ces rumeurs de sornettes et refuse d'y répondre par une mesure disproportionnée. Alors qu'elle se méfie des rapports de ses informateurs, sa grande rivale, Élisabeth, avertie des soupçons qui entourent son entreprise, prend peur et supplie La Chétardie de redoubler de précautions. Tandis qu'il brûle des liasses de documents compromettants, Élisabeth, par prudence, quitte la capitale et retrouve quelques conspirateurs de la première heure dans des villas amies près de Péterhof. Le 13 août 1741, la Russie est entrée en guerre avec la Suède. Si les diplomates connaissent les obscures raisons de ce conflit, le peuple les ignore. Tout ce qu'on sait, dans les campagnes, c'est que, pour des questions très embrouillées de prestige national, de frontières, de succession, des milliers d'hommes vont tomber, loin de chez eux, sous les coups de l'ennemi. Mais, pour l'instant, la garde impériale n'a pas été engagée dans l'affaire. C'est l'essentiel.

A la fin du mois de novembre 1741, Élisabeth constate, à regret, qu'un complot aussi aventureux que le sien ne peut se passer d'un solide concours financier. Appelé à la rescousse, La Chétardie racle ses fonds de tiroirs, puis réclame à la cour de France une avance supplémentaire de quinze mille ducats. Comme le gouvernement français persiste à faire la sourde oreille, Lestocq secoue La Chétardie pour l'inciter à agir coûte que coûte, sans attendre que Paris ou Versailles l'y ait autorisé. Exhorté, bousculé, chauffé à blanc par Lestocq, l'ambassadeur se rend auprès de la tsarevna et, noircissant volontairement le tableau, lui déclare que, selon ses dernières informations, la régente se prépare à la jeter dans un couvent. Lestocq, qui l'accompagne dans sa démarche, confirme sans sourciller que l'enlèvement et l'emprisonnement peuvent avoir lieu du jour au lendemain. Cette éventualité est précisément le cauchemar quotidien d'Élisabeth. Pour achever de la convaincre, Lestocq, qui a un joli coup de crayon, saisit une feuille de papier et y trace deux dessins : l'un représente une souveraine montant sur son trône aux acclamations du peuple et l'autre la même femme prenant le voile et se dirigeant, tête basse, vers un couvent. Plaçant les croquis sous les yeux d'Élisabeth Petrovna, il ordonne, à la fois péremptoire et narquois :

« Choisissez, Madame !

— Fort bien, répond la tsarevna ; je vous laisse juge du moment9 ! »

Ce qu'elle ne dit pas, mais qui se lit dans ses yeux, c'est l'épouvante qui la possède. Sans prendre garde à sa pâleur et à sa nervosité, Lestocq et La Chétardie dressent déjà la nomenclature détaillée des adversaires à arrêter et à proscrire au lendemain de la victoire : en tête de la liste noire figure évidemment Ostermann. Mais il y a aussi Ernest Münnich, fils du feld-maréchal, le baron Mengden, père de cette Julie si chère au cœur de la régente, le comte Golovkine, Loewenwolde et quelques comparses. Cependant, on ne statue pas encore sur le sort réservé, au bout du compte, à la régente, à son mari, à son amant et à son bébé. Chaque chose en son temps ! Pour aiguillonner la tsarevna, trop timide à son gré, Lestocq lui affirme que les soldats de la Garde sont prêts à défendre, à travers elle, « le sang de Pierre le Grand ». A ces mots que lui rapporte le médecin conspirateur, elle retrouve subitement toute son assurance et, galvanisée, éblouie, s'écrie : « Je ne trahirai pas ce sang ! »

Ce conciliabule déterminant a lieu, en grand secret, le 22 novembre 1741. Le lendemain, mardi 23 novembre, est jour de réception au palais. Dissimulant son anxiété, Élisabeth se présente à la cour dans une robe de cérémonie à faire bisquer toutes ses rivales et avec un sourire à désarmer les esprits les plus malveillants. En saluant la régente, elle appréhende quelque avanie ou quelque allusion à ses amitiés avec des gentilshommes aux opinions peu recommandables, mais Anna Léopoldovna se montre plus affable encore que d'habitude. Sans doute est-elle trop préoccupée de son amour pour le comte de Lynar, actuellement en voyage, de sa tendresse pour Julie Mengden, dont elle prépare le trousseau de femme mariée, et de la santé de son fils qu'elle bichonne « comme une bonne mère allemande », dit-on, pour se laisser impressionner par les bruits qui circulent au sujet d'un prétendu complot. Pourtant, en revoyant sa tante la tsarevna, si belle et si sereine, elle se rappelle que, dans sa dernière lettre, Lynar la mettait en garde contre le double jeu de La Chétardie et de Lestocq, lesquels, poussés par la France et peut-être même par la Suède, songeraient à la renverser au profit d'Élisabeth Petrovna. Subitement dégrisée, Anna Léopoldovna décide de crever l'abcès. Après avoir observé sa tante, qui maintenant joue aux cartes avec quelques courtisans, elle s'approche d'elle et, interrompant la partie, lui demande de la suivre dans une pièce voisine. Une fois seule avec elle, elle lui répète fidèlement la dénonciation qui vient de lui parvenir. Comme frappée par la foudre, Élisabeth blêmit, s'affole, proteste de son innocence, jure qu'elle a été mal conseillée, odieusement trompée et se jette en pleurant aux pieds de sa nièce. Celle-ci est bouleversée par l'apparente sincérité de ce repentir et à son tour fond en larmes. Au lieu de s'affronter, les deux femmes s'embrassent en mêlant leurs soupirs et leurs serments de tendresse. A la fin de la soirée, elles se quittent comme deux sœurs qu'un même danger a rapprochées.

Mais, chez leurs partisans, l'incident, à peine connu, prend la signification d'un appel à l'action immédiate. Quelques heures plus tard, soupant dans un restaurant fameux où l'on vend aussi bien des huîtres de Hollande que des perruques de Paris, et qui est en outre le rendez-vous des meilleurs informateurs de la capitale, Lestocq apprend, par quelques mouchards bien introduits, qu'Ostermann a donné l'ordre d'éloigner de Saint-Pétersbourg le régiment Préobrajenski, entièrement acquis à la tsarevna. Le prétexte de ce brusque mouvement de troupes serait le développement inattendu de la guerre entre la Suède et la Russie. En réalité, c'est une manière comme une autre de priver Élisabeth Petrovna de ses alliés les plus sûrs dans l'éventualité d'un coup d'État.