Cette fois, les dés sont jetés. Il faut gagner l'adversaire de vitesse. Bravant le protocole, une réunion clandestine est improvisée au palais même, dans les appartements de la tsarevna. Les principaux conjurés y assistent, entourant une Élisabeth Petrovna plus morte que vive. A ses côtés, Alexis Razoumovski donne, pour la première fois, son avis sur la question. Résumant l'opinion générale, il déclare, de sa belle voix de choriste d'église : « Si on traînasse, on va au-devant d'un malheur. Mon âme flaire dans ce cas de grands troubles, des destructions, peut-être même la ruine de la patrie ! » La Chétardie et Lestocq l'approuvent à grands cris. Il n'y a plus à reculer. Le dos au mur, Élisabeth Petrovna soupire, à contrecœur : « C'est bien, puisqu'on me pousse à bout... » Et, n'achevant pas sa phrase, elle esquisse le geste de s'en remettre à la fatalité. Sans désemparer, Lestocq et La Chétardie distribuent les rôles ; il faut que Son Altesse en personne se présente aux gvardeitsy pour les entraîner dans son sillage. Justement, une députation de grenadiers de la Garde, conduite par le sergent Grunstein, vient d'arriver au palais d'Été et demande une audience à la tsarevna : ces hommes confirment qu'ils ont reçu, eux aussi, l'ordre de partir pour la frontière finlandaise. Dans cette extrémité, les insurgés sont condamnés à réussir : chaque minute perdue diminue leurs chances. Placée devant la plus grave décision de sa vie, Élisabeth se retire dans sa chambre.
Avant l'épreuve du saut dans l'inconnu, elle s'agenouille devant les icônes et fait le serment de supprimer la peine de mort dans toute la Russie en cas de succès. Dans la pièce voisine, ses partisans, groupés autour d'Alexis Razoumovski, s'agacent de ces atermoiements. Ne va-t-elle pas, une fois de plus, changer d'avis ? A bout de patience, La Chétardie retourne à l'ambassade. Quand Élisabeth reparaît, droite, livide et altière, Armand Lestocq lui met entre les mains une croix d'argent, prononce encore quelques mots d'encouragement et lui passe au cou le cordon de l'ordre de Sainte-Catherine. Puis il la pousse dehors. Un traîneau attend à la porte. Élisabeth y prend place avec Lestocq ; Alexis Razoumovski et Saltykov s'installent dans un deuxième traîneau, tandis que Vorontzov et les Chouvalov montent à cheval. Derrière eux viennent Grunstein et une dizaine de grenadiers. Tout le groupe s'achemine, dans la nuit, vers la caserne du régiment Préobrajenski. Profitant d'une brève halte devant l'ambassade de France, Élisabeth cherche à joindre son « complice » La Chétardie pour le prévenir de l'imminence du dénouement. Mais un secrétaire affirme que Son Excellence n'est pas là. Devinant qu'il s'agit d'une absence diplomatique, destinée à disculper l'ambassadeur en cas d'échec, la tsarevna n'insiste pas et se contente de lui faire dire, par un attaché d'ambassade, qu'elle « court à la gloire sous l'égide de la France ». Elle a d'autant plus de mérite à l'affirmer haut et clair que le gouvernement français vient de lui refuser les deux mille roubles qu'elle lui réclamait, en dernier ressort, par l'intermédiaire de La Chétardie.
En arrivant à la caserne, les conjurés se heurtent à une sentinelle qu'ils n'ont pas eu le temps de prévenir et qui, croyant bien faire, bat l'alarme. Prompt comme l'éclair, Lestocq crève le tambour d'un coup de poignard, tandis que les grenadiers de Grunstein se précipitent pour avertir leurs camarades de l'acte patriotique qu'on attend d'eux. Les officiers qui logent en ville, à proximité, sont également alertés. En quelques minutes, plusieurs centaines d'hommes sont réunis, l'arme au pied, dans la cour du quartier. Rassemblant ses esprits, Élisabeth descend de traîneau et s'adresse à eux sur un ton de commandement affectueux. Elle a préparé son discours :
« Me reconnaissez-vous ? Savez-vous de qui je suis la fille ?
— Oui, matouchka, répondent en chœur les soldats figés au garde-à-vous.
— On a l'intention de me mettre dans un monastère. Voulez-vous me suivre pour empêcher cela ?
— Nous sommes prêts, matouchka ! Nous les tuerons tous !
— Si vous parlez de tuer, je me retire ! Je ne veux la mort de personne ! »
Cette réponse magnanime déconcerte les gvardeitsy. Comment peut-on exiger qu'ils se battent en ménageant l'ennemi ? La tsarevna serait-elle moins sûre de son droit qu'ils ne l'imaginent ? Comprenant qu'elle les déçoit par sa tolérance, elle brandit la croix d'argent qu'elle a reçue de Lestocq et s'exclame : « Je jure de mourir pour vous ! Jurez d'en faire autant pour moi, mais sans verser de sang inutilement ! » Cette promesse-là, les gvardeitsy peuvent la donner sans réserve. Ils prêtent serment dans un grondement de tonnerre et s'avancent à tour de rôle pour baiser la croix qu'elle leur tend comme le prêtre à l'église. Assurée que le dernier obstacle vient de tomber sur sa route, Élisabeth embrasse du regard le régiment rangé devant elle, avec ses officiers et ses hommes, respire profondément et déclare d'une voix prophétique : « Allons-y et songeons à rendre notre patrie heureuse ! » Puis elle remonte dans son traîneau et les chevaux s'élancent.
Trois cents hommes silencieux suivent la matouchka le long de la perspective Nevski encore déserte : direction le palais d'Hiver. Place de l'Amirauté, elle craint que ce grand mouvement de pas sur la chaussée et les hennissements des chevaux n'éveillent l'attention d'une sentinelle ou de quelque citadin qui souffre d'insomnie. Descendant de voiture, elle tente de poursuivre son chemin à pied. Mais ses bottillons enfoncent dans la neige épaisse. Elle vacille. Deux grenadiers se précipitent à son secours, la soulèvent dans leurs bras et la portent jusqu'aux abords du palais. Arrivés au poste, huit hommes de l'escorte, détachés par Lestocq, s'avancent d'un air résolu, donnent le mot de passe, qui leur a été communiqué par un complice, et désarment les quatre factionnaires plantés devant le portail. L'officier qui commande le piquet de garde crie : Na Karaoul ! (« Aux armes ! ») Un grenadier pointe sa baïonnette sur lui. Au moindre signe de résistance, il lui transpercera la poitrine. Mais Élisabeth écarte l'arme d'un revers de la main. Ce geste de clémence achève de lui gagner la sympathie de tout le détachement chargé de la sécurité du palais.
Entre-temps, une partie des conjurés a atteint les « appartements réservés ». Pénétrant dans la chambre de la régente, Élisabeth la surprend au lit. En l'absence de son amant, toujours en voyage, Anna Léopoldovna dort à côté de son mari. Ouvrant des yeux effarés, elle découvre la tsarevna qui la dévisage avec une redoutable douceur. Sans forcer le ton, Élisabeth lui dit : « Petite sœur, il est temps de vous lever ! » Muette de stupeur, la régente ne bouge pas. Mais Antoine-Ulrich, réveillé à son tour, proteste à grands cris et appelle la Garde. Personne n'accourt dans le palais. Alors qu'il continue de vociférer, Anna Léopoldovna se rend compte la première de sa défaite, l'accepte avec une docilité de somnambule et demande simplement qu'on ne la sépare pas de Julie Mengden.
Pendant que le couple, tout penaud, s'habille sous l'œil soupçonneux des conjurés, Élisabeth se dirige vers la chambre d'enfant, où le bébé tsar repose dans son berceau surchargé de voilages et de dentelles. Au bout d'un moment, troublé par le tumulte qui l'entoure, il ouvre les yeux et pousse des plaintes inarticulées. Penchée sur lui, Élisabeth feint l'attendrissement ; mais peut-être est-elle réellement émue ? Puis elle prend le nourrisson dans ses bras, l'emporte au corps de garde, où règne une douce chaleur, et dit assez distinctement pour être entendue de tout le monde : « Pauvre cher petit, tu es innocent ! Tes parents seuls sont coupables ! »