En actrice chevronnée, elle n'a pas besoin des applaudissements de son public pour savoir qu'elle vient encore de marquer un point. Ayant prononcé cette phrase qu'elle juge — à juste titre — historique, elle emporte le marmot dans ses langes, telle une voleuse d'enfant, remonte dans son traîneau et, tenant toujours le petit Ivan VI dans ses bras, affronte la ville aux premières lueurs de l'aube. Il fait très froid. Le ciel est lourd de brume et de neige. Quelques rares « lève-tôt », avertis de l'événement, accourent sur le passage de la tsarevna et hurlent des hourras enroués. C'est le cinquième coup d'État accompli en quinze ans dans leur bonne ville, grâce au concours de la Garde. Ils sont tellement habitués à ces soudaines bourrasques de la politique qu'ils ne se demandent même plus qui dirige le pays parmi tous ces hauts personnages dont les noms, honorés un jour, sont honnis le lendemain.
En apprenant, à son réveil, le dernier bouleversement dont le palais impérial a été le théâtre, le général écossais Lascy, depuis longtemps au service de la Russie, ne marque aucune surprise. Comme son interlocuteur, curieux de connaître ses préférences, lui demande avec aplomb : « Pour qui êtes-vous ? » il réplique sans hésiter : « Pour celle qui règne ! » Au matin du 25 novembre 1741, cette réponse philosophique pourrait être celle de tous les Russes, exception faite de ceux qui ont perdu leur situation ou leur fortune dans l'affaire10.
1 Lettre du 13 octobre 1741 publiée par Soloviov, Histoire de la Russie, et reprise par K. Waliszewski, L'Héritage de Pierre le Grand.
2 Cf. K. Waliszewski, ibid.
3 Cf. Mirnievitch : La Femme russe au XVIIIe siècle, et Waliszewski, op. cit.
4 Ibid.
5 Cité par Daria Olivier, op. cit.
6 Cf. Soloviov, op. cit.
7 Lettre de La Chétardie à son ministre, Amelot de Chailloux, du 30 mai (10 juin) 1741 ; cf. K. Waliszewski, op. cit.
8 Ibid.
9 Cf. Milioukov, Seignobos et Eisenmann : Histoire de Russie.
10 Le coup d'État d'Élisabeth et les propos échangés à cette occasion ont été rapportés dans de nombreux documents d'époque, dont les Archives du prince M. L. Vorontzov, et recueillis par K. Waliszewski dans L'Héritage de Pierre le Grand.
VII
LE TRIOMPHE D'ÉLISABETH
Le coup d'État étant devenu une tradition politique en Russie, Élisabeth se sent moralement et historiquement obligée d'obéir aux règles en usage dans ces cas extrêmes : proclamation solennelle des droits au trône, arrestation massive des opposants, pluie de récompenses sur les partisans. C'est à peine si elle a pu dormir deux heures au cours de cette nuit agitée. Mais, dans les moments d'euphorie, l'excitation de la réussite retrempe l'âme mieux que ne le ferait un banal repos. Dès le lever du jour, elle est debout, parée, coiffée, souriante, comme si elle sortait d'un sommeil réparateur. Déjà vingt courtisans se pressent dans son antichambre pour être les premiers à déposer leurs hommages à ses pieds. D'un rapide coup d'oeil, elle détecte ceux qui se réjouissent sincèrement de sa victoire et ceux qui s'aplatissent devant elle dans l'espoir d'éviter le châtiment qu'ils méritent. En attendant de faire le tri, elle leur montre à tous un visage aimable et, les écartant d'un geste, paraît sur le balcon. En contrebas s'alignent les régiments venus lui prêter serment. Les soldats, en tenue de parade, hurlent leur joie sans rompre les rangs. Leurs yeux brillent aussi férocement que leurs baïonnettes. Élisabeth écoute les hourras qui déferlent dans l'air glacé du petit matin comme une formidable déclaration d'amour à la « petite mère ». Derrière ce rempart d'uniformes se presse la mêlée grise du peuple de Saint-Pétersbourg, aussi impatient que l'armée de manifester sa surprise et son agrément. Devant cette allégresse unanime, la tentation est forte, pour une femme sensible, de pardonner à ceux qui se sont trompés dans leur engagement. Mais Élisabeth se raidit contre une indulgence qu'elle pourrait regretter par la suite. Elle sait, par atavisme sinon par expérience, que l'autorité exclut la charité. Avec une froide sagesse, elle choisit de savourer son bonheur sans renoncer à sa rancune. Pour parer au plus pressé, elle envoie le prince Nikita Troubetzkoï porter aux différentes ambassades la nouvelle de l'accession au trône de Sa Majesté Élisabeth Ire. Mais presque tous les ministres étrangers ont déjà été avertis de l'événement. Le plus ému des diplomates est assurément Son Excellence Jacques-Joachim Trotti de La Chétardie, qui a fait de ce combat son affaire personnelle. Ce triomphe est un peu son triomphe et il espère en être remercié, tant par la principale bénéficiaire que par le gouvernement français.
Quand il se rend en calèche au palais d'Hiver pour saluer la nouvelle tsarine, les grenadiers qui ont participé à l'héroïque désordre de la veille et qui baguenaudent encore dans les rues le reconnaissent au passage, lui font escorte et l'acclament en l'appelant batiouchka Frantsouz (« notre petit père français ») et « le protecteur de la fille de Pierre le Grand ». La Chétardie en a les larmes aux yeux. Il estime que les Russes ont plus de cœur que les Français et, pour n'être pas en reste de familiarité, invite tous ces braves militaires à venir boire à la santé de la France et de la Russie dans les locaux de l'ambassade. Cependant, quand il fera part de cette anecdote à son ministre, Amelot de Chailloux, celui-ci lui reprochera une candeur excessive : « Les compliments que les grenadiers sont venus vous faire, et que malheureusement vous n'avez pas pu éviter, mettent à découvert la part que vous avez eue à la révolution 1 », lui écrit-il le 15 janvier 1741. Dans l'intervalle, Élisabeth a ordonné un Te Deum, suivi d'un service religieux spécial pour officialiser la prestation de serment de la troupe. Elle a pris soin également de publier un manifeste justifiant son avènement « en vertu de notre droit légitime et à cause de notre proximité de sang avec notre cher père et notre chère mère, l'empereur Pierre le Grand et l'impératrice Catherine Alexeïevna, et aussi à la prière unanime et bien humble de ceux qui nous étaient fidèles2 ».
Comme contrepartie à cette exaltation, les représailles s'annoncent sévères. Les seconds rôles du complot rejoignent les principaux « fauteurs » (Münnich, Loewenwolde, Ostermann et Golovkine) dans les casemates de la forteresse Saint-Pierre-et-Saint-Paul. Le prince Nikita Troubetzkoï, chargé de juger les coupables, ne s'embarrasse pas de vaines procédures. Des magistrats improvisés l'assistent dans ses conclusions, qui sont toujours sans appel. Un public nombreux, friand d'applaudir au malheur des autres, suit les séances heure par heure. Au nombre des inculpés figurent beaucoup d'étrangers, ce qui réjouit les « bons Russes ». Certains de ces revanchards se plaisent à souligner, en riant, qu'il s'agit là du procès de l'Allemagne instruit par la Russie. On raconte qu'Élisabeth, cachée derrière une tenture, ne perd pas un mot des débats. En tout cas, les verdicts sont inspirés et même dictés par elle. La plupart du temps, le châtiment, c'est la mort. Bien entendu, ayant fait serment, la veille du coup d'État, de supprimer la peine capitale en Russie, Sa Majesté s'accorde l'innocent plaisir de gracier les condamnés à la dernière minute. Ce sadisme teinté de mansuétude correspond, pense-t-elle, à un instinct ancestral, puisque avant elle Pierre le Grand n'a jamais hésité à mélanger cruauté et lucidité, amusement et horreur. Cependant, chaque fois que le tribunal présidé par Nikita Troubetzkoï décrète la mort, il faut préciser le mode d'exécution. Les assesseurs de Troubetzkoï se contenteraient souvent d'une décapitation à la hache. Mais, en ce qui concerne le sort d'Ostermann, des voix s'élèvent çà et là dans la salle pour critiquer une telle humanité dans l'application de la punition suprême. A la demande de Vassili Dolgorouki, à peine rappelé d'exil et qui écume d'un désir de vengeance, Ostermann est condamné à être roué avant la décollation ; pour Münnich, on préfère que ce soit l'écartèlement qui précède le coup de grâce. Seuls les criminels de la dernière catégorie auront la chance de n'être pas suppliciés et d'être offerts intacts au bourreau qui leur tranchera le cou. Pour ménager la surprise finale, au jour et à l'heure prévus pour l'exécution, les coupables, traînés sur l'échafaud, face à une multitude avide de voir couler le sang des « traîtres », apprendront par un messager du palais que, dans son infinie bonté, Sa Majesté a daigné commuer leur peine en exil à perpétuité. D'abord déçue d'être privée d'un spectacle réjouissant, la foule veut, chaque fois, écharper les bénéficiaires de la faveur impériale, puis, comme frappée d'une illumination, elle bénit la matouchka, qui s'est révélée meilleure chrétienne qu'eux en épargnant la vie des « infâmes ». Impressionnés par tant de clémence, certains vont même répétant que cette mesure exceptionnelle procède de la nature profondément féminine de Sa Majesté et qu'un tsar, à sa place, se serait montré plus rigoureux dans la manifestation de son courroux. Ceux-là prient même pour qu'à l'avenir la Russie soit toujours dirigée par une femme. A leur avis, le peuple, dans son malheur, a plus besoin d'une mère que d'un père. Alors que tout le monde, derrière les grands criminels politiques enfin empêchés de nuire, encense la tsarine au cœur d'or, Münnich ira s'enterrer à Pélym, bourgade de Sibérie à trois mille verstes de Saint-Pétersbourg, Loewenwolde échouera à Solikamsk, Ostermann à Berezov, dans la région de Tobolsk, et Golovkine — son lieu de relégation ayant été mal indiqué sur la feuille de route — sera abandonné dans un quelconque village sibérien rencontré par hasard. Les membres de la famille Brunswick, avec à leur tête l'ex-régente Anna Léopoldovna, seront, eux, mieux traités en raison de leur haute naissance et consignés à Riga, avant d'être expédiés à Kholmogory, dans l'extrême Nord.