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Cependant, ayant éliminé les adversaires de sa cause, Élisabeth se préoccupe à présent de remplacer aux postes clefs les hommes d'expérience qu'elle a sacrifiés pour déblayer le terrain. Ce sont Lestocq et Vorontzov qui se chargent du recrutement. Pour succéder à Ostermann, ils font appel à Alexis Petrovitch Bestoujev, tandis que le frère de celui-ci, Michel, prend la relève de Loewenwolde dans les fonctions de grand veneur. Parmi les militaires, les promotions les plus brillantes récompensent les Dolgorouki, revenus d'exil. Même les subalternes consciencieux ne sont pas oubliés lors de la réparation des injustices du règne précédent. Les nouveaux profiteurs de la manne impériale se partagent les dépouilles des vaincus. Commentant cette valse de bénéficiaires, Mardefeld écrira à Frédéric II : « Les nippes, les habits, les bas et le beau linge du comte Loewenwolde ont été distribués parmi les chambellans de l'impératrice qui étaient nus comme la main. Des quatre gentilshommes de la Chambre nommés en dernier lieu, il y en a deux qui ont été laquais et un troisième a servi comme palefrenier3. »

Quant aux principaux instigateurs du complot, ils sont, grâce à Élisabeth, comblés au-delà de leurs espérances. Lestocq se retrouve comte, conseiller privé de Sa Majesté, premier médecin de la cour, directeur du « collège de la médecine » et titulaire d'une pension à vie de sept mille roubles par an. Michel Vorontzov, Alexandre Chouvalov et Alexis Razoumovski se réveillent, un beau matin, grands camériers et chevaliers de l'ordre de Saint-André. En même temps, toute la compagnie des grenadiers du régiment Préobrajenski, qui a concouru au succès de la tsarine le 25 novembre 1741, est convertie en une compagnie de gardes du corps personnels de Sa Majesté, sous le nom germanique de Leib-Kompania. Chaque sous-officier, chaque officier de cette unité d'élite monte d'un échelon dans la hiérarchie. Leurs uniformes portent un écusson frappé de la devise : Fidélité et zèle. Certains se voient même offrir un titre de noblesse héréditaire, assorti d'une terre et d'un cadeau de deux mille roubles. Pour ce qui est d'Alexis Razoumovski et de Michel Vorontzov, bien que n'ayant aucune connaissance militaire, ils sont bombardés lieutenants-généraux, avec distribution concomitante d'argent et de domaines.

En dépit de ces largesses réitérées, les artisans du coup d'État en demandent toujours davantage. La prodigalité que la tsarine manifeste envers eux, loin de les assouvir, leur tourne la tête. Ils se croient « tout permis » parce qu'ils lui ont « tout donné ». Leur adoration pour la matouchka tourne à la familiarité, voire à l'outrecuidance. Dans l'entourage d'Élisabeth, on appelle les hommes de la Leib-Kompania les « grenadiers créateurs », car ils ont « créé » la nouvelle souveraine, ou les « enfants majeurs de Sa Majesté », car elle les traite avec une indulgence quasi maternelle. Agacé par l'insolence de ces parvenus de bas étage, Mardefeld s'en plaint dans une dépêche au roi Frédéric II de Prusse : « Ils [les grenadiers de l'impératrice] refusent de bouger de la cour, ils y sont bien logés [...], se promènent dans les galeries où Sa Majesté tient sa cour, s'y confondent avec des personnes de la première qualité [...], pontent à la même table où se trouve l'impératrice, et sa complaisance pour eux va si loin qu'elle avait déjà signé un ordre pour faire mettre la figure d'un grenadier sur le revers des roubles4. » Quant à l'ambassadeur d'Angleterre Edward Finch, dans un rapport de la même année et du même mois à son gouvernement, il raconte que les gardes du corps affectés au palais ayant un beau jour déserté leurs postes afin de protester contre la sanction disciplinaire infligée à l'un d'eux par leur supérieur, le prince de Hesse-Hombourg, Sa Majesté s'est indignée qu'on ait osé punir ses « enfants » sans lui en demander l'autorisation et a accueilli à bras ouverts les victimes d'une telle iniquité.

Dans le choix de ses proches collaborateurs, elle s'efforce toujours de donner la préférence aux Russes, mais, bien qu'elle s'en défende, elle est très souvent obligée d'avoir recours à des étrangers pour des fonctions exigeant un minimum de compétences. C'est ainsi qu'on voit reparaître successivement à Saint-Pétersbourg, pour garnir les ministères et les chancelleries en manque de personnel qualifié, d'anciennes victimes de Münnich. Les Devier et les Brevern, remis en selle, accueillent d'autres Allemands, tels Siewers et Flück... Pour se justifier de ces entorses inévitables au nationalisme slave, Élisabeth invoque l'exemple de son modèle, Pierre le Grand, qui, suivant sa propre expression, a voulu « ouvrir une fenêtre sur l'Europe ». Or, au cœur de cette Europe idéale, il y a la France, certes, avec ses qualités de légèreté, de culture et d'ironie philosophique, mais il y a également l'Allemagne, si réfléchie, si disciplinée, si industrieuse, si riche en professionnels de la guerre et du commerce, si abondamment pourvue en princes et en princesses à marier ! Doit-elle renoncer à puiser, selon ses besoins, dans l'un ou l'autre de ces deux viviers ? Est-il bon que, sous prétexte de tout russifier autour d'elle dans le pays, elle s'interdise d'utiliser des hommes d'expérience venus d'ailleurs ? Son rêve serait de réconcilier les habitudes du terroir et les enseignements de l'étranger, d'enrichir le culte des russophiles, si amoureux de leur passé, par quelques emprunts faits à l'Occident, de créer une Russie allemande ou française sans trahir les traditions de la patrie.