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Alors même qu'elle hésite à déterminer sa conduite entre les avances pressantes du marquis de La Chétardie, qui plaide pour la France, celles de Mardefeld, qui défend les intérêts de l'Allemagne, et celles de Bestoujev, qui veut être russe avant tout, il lui faut à chaque instant prendre des décisions de politique intérieure, dont, lui semble-t-il, l'urgence est aussi évidente. C'est ainsi que, chemin faisant, elle réorganise l'antique Sénat, lequel détiendra désormais les pouvoirs législatif et judiciaire, qu'elle remplace le Cabinet inopérant par la Chancellerie privée de Sa Majesté, qu'elle renforce les amendes de toutes sortes, qu'elle relève les taxes de l'octroi et qu'elle ordonne de faire appel à des « colons » étrangers pour mettre en valeur les régions désertiques du sud de la Russie. Mais ces mesures d'ordre strictement administratif ne la guérissent pas de l'inquiétude profonde qui hante ses nuits. Comment assurer l'avenir de la dynastie ? Que deviendra le pays si, pour une raison ou pour une autre, elle doit « passer la main » ? N'ayant pas d'enfant, elle craint toujours qu'après sa disparition, ou même à la suite d'un complot, ce ne soit l'ex-tsar enfant, Ivan VI, aujourd'hui détrôné, qui lui succède. Certes, pour le moment, le bébé et ses parents sont relégués à Riga. Mais ils sont capables de revenir à la faveur d'un de ces remue-ménage politiques dont la Russie est coutumière. Pour se garantir contre une telle éventualité, Élisabeth n'imagine qu'une seule parade : il lui faut désigner et faire accepter dès maintenant un héritier indiscutable. Or, le choix est si restreint qu'il n'y a pas à hésiter : le bénéficiaire de cette charge suprême ne peut être, pense-t-elle, que le fils de feu sa sœur Anna Petrovna, le jeune prince Charles-Pierre-Ulrich de Holstein-Gottorp. Le père du garçon, Charles-Frédéric de Holstein-Gottorp, étant mort lui-même en 1739, l'orphelin, qui va sur ses quatorze ans, a été placé sous la tutelle de son oncle, Adolphe-Frédéric de Holstein, évêque de Lübeck. Après s'être attendrie sur le sort de l'enfant, Élisabeth ne s'est jamais vraiment occupée de lui. Elle se sent tout à coup obligée de sacrifier à l'esprit de famille et de rattraper le temps perdu. Du côté de l'oncle évêque, il n'y aura aucune difficulté. Mais que diront les Russes ? Bah ! ce ne sera pas la première fois qu'un souverain aux trois quarts étranger sera offert à leur vénération ! Dès qu'Élisabeth a formé ce projet, qui engage tout le pays derrière elle, des tractations secrètes commencent entre la Russie et l'Allemagne.

En dépit des précautions habituelles, les échos des pourparlers parviennent vite aux différentes chancelleries européennes. Aussitôt, La Chétardie s'affole et se creuse la tête pour trouver une riposte à ce début d'invasion germanique. Devinant l'hostilité d'une partie de l'opinion publique, Élisabeth se hâte de brûler les ponts derrière elle. Sans en avertir Bestoujev ni le Sénat, elle expédie le baron Nicolas Korf à Kiel afin de ramener l'« héritier de la couronne ». Elle n'a même pas pris la peine de se faire communiquer au préalable le portrait de l'adolescent. Étant le fils de sa sœur bien-aimée, il ne peut qu'être doté des plus belles qualités d'âme et de physionomie. Elle attend la rencontre avec l'émotion d'une femme enceinte impatiente de découvrir les traits du fils que le Ciel lui donnera au terme d'une longue gestation.

Le voyage du baron Nicolas Korf s'effectue avec une telle discrétion que l'arrivée de Pierre-Ulrich à Saint-Pétersbourg, le 5 février 1742, passe presque inaperçue des habitués de la cour. En voyant son neveu pour la première fois, Élisabeth, qui se préparait à un coup de foudre maternel, est glacée de consternation. A la place du charmant Éliacin qu'elle espérait se dresse un grand dadais efflanqué, souffreteux, à l'œil torve, qui ne parle que l'allemand, ne sait pas assembler deux idées, ricane de temps à autre sournoisement et promène autour de lui un regard de renardeau traqué. Est-ce là le cadeau qu'elle réserve à la Russie ? Refoulant sa déception, elle fait bonne figure au nouveau venu, le revêt des insignes de l'ordre de Saint-André, nomme les professeurs chargés de lui apprendre le russe et demande au père Simon Todorski de lui enseigner les vérités de la religion orthodoxe, qui sera désormais la sienne.

Déjà les francophiles de Russie redoutent que l'introduction du prince héritier au palais ne favorise l'Allemagne dans la course d'influence qui l'oppose à la France. Allant plus loin dans la xénophobie, les russophiles, eux, regrettent que la tsarine ait conservé dans son armée quelques chefs prestigieux d'origine étrangère, tels le prince de Hesse-Hombourg, les généraux anglais Peter de Lascy et Jacques Keith. Pourtant, parmi ces émigrés de haut vol, ceux qui ont donné dans le passé des preuves de loyalisme devraient être au-dessus de tout soupçon. On peut espérer que tôt ou tard, en Russie comme ailleurs, le bon sens triomphera des suppôts de l'extrémisme. Hélas ! cette perspective ne suffit pas à apaiser les esprits pointilleux et pusillanimes. Pour rassurer son ministre, Amelot de Chailloux, qui persiste à croire que la Russie est en train de lui « échapper », La Chétardie affirme qu'en dépit des apparences « la France est ici en bénédiction5 ». Mais Amelot n'a pas les mêmes raisons que lui de succomber au charme d'Élisabeth. Il considère que la Russie n'est plus une puissance avec laquelle on peut traiter d'égal à égal et qu'il serait dangereux de tabler sur les promesses d'un pouvoir aussi flottant que celui de l'impératrice. Lié par ses récents engagements avec la Suède, il ne veut pas choisir entre ces deux pays et préfère rester à l'écart de leur différend, sans compromettre son avenir ni avec Saint-Pétersbourg, ni avec Stockholm. En priant que la situation se dénoue d'elle-même, la France souffle tour à tour le chaud et le froid sur ses relations avec la Russie, envisage d'aider la Suède en armant la Turquie et en soutenant les Tatars contre l'Ukraine, tandis que Louis XV assure Élisabeth, par l'intermédiaire de son ambassadeur, qu'il nourrit envers « la fille de Pierre le Grand » des sentiments de fraternelle compréhension. Malgré toutes les déceptions qui ont jalonné dans le passé ses rapports avec Paris et Versailles, la tsarine cède, cette fois encore, à la séduction de cette étrange nation, dont la langue et l'esprit n'ont pas de frontières. Incapable d'oublier qu'elle a failli être la fiancée de celui avec lequel elle voudrait aujourd'hui signer un traité d'alliance en bonne et due forme, elle refuse de croire à un double jeu de la part de cet éternel partenaire si prompt à sourire et si habile à se dérober. Cette confiance en la promesse des Français ne l'empêche d'ailleurs pas de proclamer qu'aucune menace, d'où qu'elle vienne, ne saurait la contraindre à céder un pouce de la terre russe, car, dit-elle, les conquêtes de son père lui sont « plus précieuses que sa propre vie ». Elle a hâte d'en convaincre les États voisins après en avoir convaincu ses compatriotes. Il lui semble que son couronnement à Moscou fera plus pour sa renommée internationale que tous les bavardages entre diplomates. Au lendemain des solennités religieuses du Kremlin, nul n'osera plus contester sa légitimité ni braver son pouvoir. Pour donner plus de poids encore à la cérémonie, elle décide d'y amener son neveu afin qu'il assiste, en qualité d'héritier reconnu, au sacre de sa tante Élisabeth Ire. On vient de fêter les quatorze ans de Pierre-Ulrich. Il est donc en âge de comprendre l'importance de l'événement qui se prépare dans la fièvre.

Plus d'un mois avant le début des festivités moscovites, tout le Saint-Pétersbourg des palais et des ambassades se vide, comme il est d'usage en pareil cas, pour émigrer dans l'ancienne capitale des tsars. Une armée de voitures disparates prend la route, déjà menacée par le dégel. On parle de vingt mille chevaux et de trente mille passagers au bas mot, accompagnés d'un train de chariots d'intendance qui transportent de la vaisselle, de la literie, des meubles, des miroirs, de la nourriture et des garde-robes, tant masculines que féminines, assez fournies pour affronter des semaines de réceptions et de galas. Le 11 mars, Élisabeth quitte sa résidence de Tsarskoïe Selo où elle a voulu se reposer quelques jours avant d'aborder les grandes fatigues du triomphe. Un carrosse spécial a été aménagé pour qu'elle jouisse de toutes les commodités imaginables durant le voyage, dont on prévoit qu'il durera près d'un mois, compte tenu des arrêts aux étapes. Le véhicule, tapissé de vert, est éclairé par de larges baies vitrées sur les côtés. Il est tellement spacieux qu'on a pu y loger une table de jeu entourée de sièges, un sofa et un poêle de chauffe. Cette maison roulante est tirée par un attelage de douze chevaux ; douze autres chevaux trottent derrière la voiture pour faciliter l'échange aux relais. La nuit, la route est illuminée par les flammes de centaines de tonneaux de résine disposés de loin en loin sur le parcours. A l'entrée du moindre village se dresse un portique décoré de verdure. Quand arrive le carrosse impérial, les habitants, qui ont été rangés, en costumes de fête, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, se prosternent face contre terre, bénissent l'apparition de Sa Majesté par des signes de croix et l'acclament en lui souhaitant longue vie. Dès qu'on approche d'un monastère, les cloches sonnent à la volée, les religieux et les moniales sortent de leurs sanctuaires et présentent leurs icônes les plus vénérables à la fille de Pierre le Grand.