La répétition de ces hommages populaires ne lasse pas Élisabeth, qui n'y voit déjà plus qu'une agréable routine. Néanmoins, elle éprouve le besoin de s'accorder une halte de quelques jours à Vsesviatskoïe avant de poursuivre son chemin. C'est à l'aube du 17 avril 1741 qu'elle fait son entrée à Moscou, tandis que tous les carillons de la ville se déchaînent au-dessus du cortège. Le 23 avril, des hérauts d'armes proclament aux carrefours la nouvelle du prochain couronnement. Deux jours plus tard, à l'appel d'une salve d'artillerie, la procession se reforme selon les indications de l'organisateur des fêtes. Suprême coquetterie envers cette France à laquelle rien pourtant ne la lie durablement, Élisabeth a voulu que le soin de donner de l'éclat et de l'élégance à son intronisation fût confié à un Français du nom de Rochambeau. Pour se rendre du fameux « escalier rouge » qui orne la façade de son palais du Kremlin à la cathédrale de l'Assomption, de l'autre côté de la place, elle s'avance, hiératique, sous un dais. Vingt pages en livrée blanche soutachée d'or portent sa traîne. Toutes les régions de l'empire ont délégué leurs représentants à Moscou. Ils forment une escorte silencieuse et bariolée qui règle son pas sur celui des prêtres marchant en tête. Le révérend père Ambroise, assisté de Stéphane, évêque de Pskov, multiplie les signes de croix en accueillant la procession dans la nef immense. Aspergée d'eau bénite, enveloppée de fumées d'encens, Élisabeth accepte, avec un mélange de dignité et d'humilité, les signes sacramentels de l'apothéose. La liturgie se déroule selon un rite immuable : celui-là même qui a honoré jadis Pierre le Grand, Catherine Ire et, il y a de cela onze ans à peine, la pitoyable Anna Ivanovna, coupable d'avoir tenté d'écarter du trône la seule femme qui ait le droit de s'y asseoir aujourd'hui.
Aux fastes religieux du couronnement succèdent les réjouissances traditionnelles. Pendant huit jours, ce ne sont qu'illuminations, ripailles et distributions de vin à la foule, tandis que les invités de marque s'essoufflent à courir de bal en spectacle et de banquet en mascarade. Grisée par cette atmosphère de franche cordialité autour de sa personne, Élisabeth distribue encore quelques satisfecit à ceux qui l'ont si bien servie. Alors qu'Alexandre Boutourline est nommé général et gouverneur de la Petite-Russie, des titres de comtes et de chambellans coiffent superbement d'obscurs parents appartenant à la branche maternelle de la famille de l'impératrice. Les Skavronski, les Hendrikov, les Efimovski passent du statut de paysans enrichis à celui de nobliaux fraîchement reconnus. On dirait qu'Élisabeth cherche une excuse à son plaisir en s'efforçant que chacun dans son coin soit aussi heureux qu'elle en ce grand jour. Or, à Moscou, les festivités, avec leurs illuminations, augmentent les risques d'incendie. Voici qu'un beau soir le palais Golovine, où Sa Majesté a élu provisoirement domicile, est la proie des flammes. Par chance, seuls les murs et les meubles ont brûlé. Il ne faut pas que ce contretemps absurde ralentisse le programme des divertissements. Les ouvriers russes travaillent vite quand la cause est bonne, décide Élisabeth. Déjà on relève les ruines de l'édifice à demi calciné. Pendant qu'on le rebâtit et qu'on l'aménage en hâte, elle se transporte dans une autre maison qu'elle a gardée à Moscou, au bord de l'Iaouza, puis dans celle qu'elle possède dans le village de Pokrovskoïe, à cinq verstes de là, et qui a appartenu jadis à un oncle de Pierre le Grand. Elle y réunit chaque jour, pour danser, banqueter et rire, plus de neuf cents personnes.
Les théâtres, eux non plus, ne désemplissent pas. Tandis que la cour applaudit un opéra : La Clémence de Titus, du compositeur allemand Johann-Adolf Hasse, et un ballet allégorique illustrant le retour de l'« Âge d'or » en Russie, La Chétardie apprend avec terreur qu'une des lettres adressées par Amelot de Chailloux à l'ambassadeur français en Turquie a été interceptée par les services secrets autrichiens et qu'on y a relevé des critiques injurieuses contre la tsarine, ainsi qu'une prophétie annonçant l'effondrement de l'empire de Russie, « qui ne peut manquer de tomber dans son premier néant ». Accablé par cette gaffe diplomatique, La Chétardie espère, par d'habiles explications, en atténuer l'effet sur l'humeur très susceptible de l'impératrice. Mais elle a été profondément blessée par la maladresse du ministre. Malgré l'intervention de Lestocq, qui s'évertue à défendre la France en arguant du dévouement de La Chétardie et d'Amelot à l'idée d'une entente franco-russe, elle refuse de se livrer au pari aventureux qu'on lui propose et décide de retirer sa confiance tout ensemble à l'ambassadeur et au pays qu'il représente. Quand La Chétardie arrive chez elle pour plaider son innocence dans un malentendu qu'il « déplore et réprouve » autant qu'elle, Élisabeth le fait attendre deux heures dans son antichambre, parmi ses demoiselles d'honneur, et lui annonce, en sortant de ses appartements, qu'elle ne peut le recevoir ni aujourd'hui, ni les jours suivants, et qu'il devra dorénavant s'adresser à son ministre, autrement dit à Alexis Bestoujev, car, pour traiter avec quelque pays que ce soit, « la Russie n'a besoin, Monsieur, d'aucun intermédiaire ! »
Sermonné d'importance, La Chétardie s'accroche néanmoins à un espoir de réconciliation, proteste, écrit à son gouvernement, supplie Lestocq d'intervenir encore auprès de Sa Majesté Élisabeth Ire. N'a-t-elle pas toute confiance en son médecin, que ce soit pour la soigner ou pour la conseiller ? Mais, si les drogues de Lestocq se sont révélées parfois efficaces contre les légers maux dont elle souffre, ses exhortations politiques tombent à plat. Devenue sourde et aveugle, Élisabeth s'est claquemurée dans la rancune. Tout ce que La Chétardie peut obtenir d'elle, à force de démarches et de placets, c'est l'octroi d'une audience privée. Il s'y rend avec le souhait de tout racheter en quelques mots et en quelques sourires. Mais il se heurte à une statue de glacial dédain. Élisabeth lui confirme son intention de relâcher ses liens avec Versailles, tout en conservant de l'estime et de l'amitié pour un pays qui n'a pas su profiter de ses bonnes dispositions envers la culture française. La Chétardie se retire, les mains vides et le cœur lourd.